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" Dans la peau d'un Exilé. "

Le chaos règne à l’intérieur de moi. Dans ma tête, tout s’affole. Mes repères se brouillent une nouvelle fois et dans un énième élan pour crier, les mots se coincent dans ma gorge. Ne sachant quoi faire d’autre, je me recroqueville sur le sol, les mains plaquées sur mes oreilles. Il faut que ce bruit s’interrompe. Ce bruit incessant, qui m’assourdit, me tétanise, m’envahit des heures entières. Et ces gens qui se pressent autour de moi, qui articulent des choses que je ne comprends pas. Ce n’est que du son. Tout n’est que du son. Du son partout, tout le temps. Continuellement. Une main se presse sur mon épaule et je sursaute. Il faut qu’ils arrêtent de s’introduire dans mon espace vital. Je n’ai pas besoin de leurs mains, elles me font peur. Je veux juste pouvoir fermer les yeux sans être effrayé par l’idée de devoir les rouvrir. A chaque éveil, un nouveau monde. Tout a changé. Je ne retrouve plus les repères que j’avais eus tant de mal à me construire la veille. Et tout est à refaire. Ça m’épuise, c’est harassant de sans cesse devoir réévaluer son environnement, de tâtonner dans l’obscurité de nos certitudes. De les retrouver en miettes, brisées par de nouveaux dangers, de nouveaux intrus, de nouvelles questions. Je me lève péniblement, parce que la foule se densifie et que je n’arriverai bientôt plus à respirer. Cela semble les rassurer et ils se dissipent comme un brouillard épais rencontrant le soleil. Bientôt, il ne reste qu’Elle. Son indéfectible présence ne me dérange plus. Avec le temps, j’ai appris à la supporter, à maîtriser mes pulsions de rejet et, finalement, à l’apprécier. Elle est devenue ma constante. Celle qui lie les jours entre eux, qui m’offre un point de repère entre hier et demain, assure la fragile continuité de mes matins. Plus le temps défile et moins Elle change. Lorsque j’ouvre les yeux, Elle est là, et je retrouve son sourire attendri, son regard affectueux et ses gestes lents qui me sécurisent. Bien-sûr, il y a des parts d’Elle qui se modifient, ses pupilles ne sont jamais de la même couleur, et sa main tremble plus lorsqu’Elle n’a pas assez dormi, mais les mouvements de son âme eux, restent semblables lune après lune. Elle me touche peu, parce qu’elle a apprit à dompter mes angoisses les plus secrètes.

Doucement, Elle me sourit et ses lèvres bougent.

- Comment tu vas aujourd’hui mon Léo ?

Je sens qu’un tumulte s’élève au fond de moi. Je dois fermer les yeux pour reprendre mon souffle et transformer ces sons en mots. Passer d’entendre à comprendre est une phase qui me demande toujours autant de concentration. Il faut que je fasse abstraction de tout le reste et que je maîtrise toutes ces idées qui enflent dans ma tête. Formuler une réponse maintenant. Y aller lentement, ne pas se précipiter sinon ne sortira que du bruit désorganisé.

- Je…vais bien. Merci.

Quatre mots et c’est comme si je venais de gagner une bataille. Ma vie n’est qu’une succession de combats contre moi-même, de luttes intérieures pour prendre le dessus sur toutes ces émotions qui me submergent et m’empêchent de réfléchir. Il me serait tellement plus facile de rester dans ma bulle, enfermé dans ce cocon de certitudes qui ne peuvent se briser. J’y ais été tenté plusieurs fois. Et puis elle arrivait et son rire faisait éclater ma prison diaphane. Désormais j’essaye de me rapprocher de cette normalité qui ne veut pas de moi. De ce monde insensé que je ne comprends pas, mais au sein duquel chacun à l’air de trouver sa place. Et d’y être heureux.

- On va partir chez Mr.Denvert, Léo. Tu es prêt ?

Nouvelle mécanique intellectuelle, et je hoche la tête verticalement. Je vais chez Mr.Denvert deux fois par semaine d’aussi loin que je m’en souvienne. Il me pose des questions simples, et m’incite à développer toujours plus mes réponses. Au fur et à mesure, mes machinations internes sont devenues moins éprouvantes, mes explications plus complètes. J’ai compris qu’il m’aidait bien avant de saisir ce qui n’allait pas.

- Prépare toi alors, on s’en va dans dix minutes me souffle Maman avant de m’ébouriffer les cheveux.

Je secoue la tête en reculant. Il y a encore des choses pour lesquelles je ne suis pas prêt. Trop de proximité m’étouffe, me fait suffoquer comme si Elle aspirait l’air dans ma poitrine.
C’est là que démarrent mes automatismes journaliers. Prendre mon manteau, le mettre en montant la fermeture jusqu’en haut, lacer mes chaussures –en faisant deux boucles de même diamètre- aller chercher mon sac, y mettre deux paquets de mouchoirs, trois stylos noir et mon carnet à dessin, et aller m’installer sur le siège arrière gauche de la voiture en ouvrant la vitre de moitié. Ces gestes sont devenus mes réflexes. Je les répète inlassablement et prend garde de ne jamais sortir de cette spirale coutumière. Si quelque chose dérape, si un mouvement m’échappe pour se perdre dans l’inconnu, dans l’inexploré, alors une panique affreuse me prend le corps et l’âme. Et je crie, et je me débats contre cet incertain qui me terrifie. Maman prend alors des heures pour me calmer, apaiser cette colère sourde à l’intérieur de moi, faire fuir ces démons que seul mon regard voit. J’ai construit ma routine jour après jour, pour tenter de me fabriquer des points d’ancrage auxquels me raccrocher lorsque le monde semble encore avoir changé de sens de rotation.

- On est arrivé ! déclare-t-Elle en se garant au pied du cabinet.

On rentre dans la salle d’attente, et même si les odeurs diffèrent, certaines couleurs font palpiter ma mémoire. C’est agréable, cette sensation de reconnaître un endroit. De s’y sentir familier, de ne plus être un étranger à l’égard de ce trop plein d’ombres que la Terre habite.

- Léo ! Entre mon grand !

Je reconnais la voix grave et profonde de Mr. Denvert. J’ai toujours du mal à regarder les gens dans les yeux. C’est pour cela que mon regard traîne souvent dans le ciel. Le ciel ne change pas, le ciel reste fidèle à lui-même, immense et indescriptible. Il arbore de nouvelles teintes, se couvre de cotons filandreux, mais il est reconnaissable en tout temps parce qu’il est unique. C’est comme ça que devrait être la vie : constituée de choses uniques. Pas de copies, pas d’accumulations ni de ressemblances. Rien que des pièces originales, que l’on apprendrait en liste exhaustive. Mais il y a des milliards d’objets, de noms, de matières, et pour ne pas s’y perdre, pour ne pas s’y oublier complètement, mes yeux s’abandonnent au Ciel.

- Bon, est-ce que tu as fait les exercices que je t’ai demandés mardi ?

Les yeux toujours fixés sur ce plafond que je connais par cœur, je secoue une nouvelle fois la tête. J’ai fait ce qu’il m’avait dit. Cela n’avait pas été très compliqué, mais il me coûtait de le lui montrer, à présent. Cela fait partie de mon intimité. Si je lui donne, que me reste-t-il ? Que me reste-t-il qui m’appartienne réellement ?

Le sourire encourageant de Maman fait de nouveau éclater ma bulle. Elle se disperse dans l’air ambiant, et j’ai l’impression que sa chaleur réconfortante envahit la pièce. L’atmosphère se modifie imperceptiblement, rien vraiment ne change alors mais tout me semble différent. La réalité s’impose à moi, comme si elle s’était échappée de mon cocon imaginaire. Je me souviens que le problème est en moi, mais qu’il vit également en Elle. Que je suis malade, mais que ce n’est pas une fatalité. Que je ne dois pas céder à la facilité, me cloîtrer dans ce monde d’illusions qui La tuerait autant qu’il me donnerait le sentiment factice de vivre. Je ne guérirai jamais, mais je peux au moins essayer d’aller mieux.

Je prends ma tête entre mes mains. Réfléchir me fatigue, me demande trop de force et de concentration. La moindre acrobatie mentale est une épreuve de plus à franchir.

- Léo ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
- Ça…va. Tenez.

Ma voix est hésitante, molle, les mots sont pâteux dans ma bouche. Je les maîtrise mal. J’arrive à en sortir bien trop peu. Ils me semblent tellement inaccessibles…si loin de moi dès que je veux les saisir.

Je prends mon sac et y sort mon carnet à dessins. Je le tends à Mr. Denvert en détournant les yeux. Je retiens ma respiration. Tout ce que je suis est dans ce carnet. Tout ce que je sais faire, tout ce qui me caractérise, me représente, m’élève au-dessus de la médiocrité que ma maladie m’impose est éparpillé à travers ces pages.

- Merci Léo me chuchote-t-il avec sincérité.
- Je suis fière de toi mon chéri. Vraiment. déclare Maman d’une voix douce.

Je me refuse à les regarder. De fatigue, je fixe le ciel par la fenêtre et y concentre toutes mes pensées. Néanmoins, je sais ce que Mr. Denvert fait, ce qu’il examine. Mes dessins. Je dessine bien, les gens disent que je suis doué. Quand j’étais petit, c’était le moyen que j’avais trouvé pour communiquer avec Elle, mais c’est vite devenu une passion dévorante. La seule. Celle qui m’arrache à mon quotidien d’Exilé de la société, d’erreur de la nature. La seule qui me fait me sentir Vivant, m’aère l’esprit, me gonfle le cœur. Dès que je peux, je noircis les pages blanches de mon cahier ou je lis des livres qui m’aident à en apprendre toujours plus. Ce que Mr. Denvert m’a demandé de faire, c’est de reproduire toutes les situations dans lesquelles j’ai peur en rouge et celles dans lesquelles je suis heureux en bleu.
Bleu. Comme le ciel, aujourd’hui que le soleil lui offre sa lumière.

- Venez voir Madame.

Leurs voix me paraissent lointaines et je n’écoute qu’à moitié. En un sens, c’est comme si j’avais quitté la pièce et que je volais à présent parmi l’immensité de l’azur. Je croise un rouge-gorge qui ramène à manger à ses petits. Je lui souris.

- Il y a beaucoup de dessins en rouge : lorsque les gens de votre famille le touche, lorsqu’il sort dans la rue et qu’il ne reconnaît rien, lorsqu’il peine à dormir dans sa propre chambre, lorsqu’il n’arrive pas à arrêter de crier. Mais il n’y en a qu’un en bleu.

Je crois entendre Maman pleurer. Est-Elle triste ? A-t-Elle vu le rouge-gorge, elle aussi ?

- Il vous a représenté en train de lui sourire. Vous êtes sa vision du bonheur, Madame. Chez un enfant autiste, c’est la preuve d’une amélioration certaine de ses capacités émotionnelles.

Il continue à parler mais je n’entends plus sa voix. Elle se transforme en bruit tandis que je laisse mon esprit divaguer derrière les nuages. Alors que je ferme les yeux, la vision du ciel s’impose une dernière fois à moi et se grave sur mes paupières.


Il faudra que je pense à la dessiner en bleu, ce soir.

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