15:24

" Dans la peau d'un Exilé. "

Le chaos règne à l’intérieur de moi. Dans ma tête, tout s’affole. Mes repères se brouillent une nouvelle fois et dans un énième élan pour crier, les mots se coincent dans ma gorge. Ne sachant quoi faire d’autre, je me recroqueville sur le sol, les mains plaquées sur mes oreilles. Il faut que ce bruit s’interrompe. Ce bruit incessant, qui m’assourdit, me tétanise, m’envahit des heures entières. Et ces gens qui se pressent autour de moi, qui articulent des choses que je ne comprends pas. Ce n’est que du son. Tout n’est que du son. Du son partout, tout le temps. Continuellement. Une main se presse sur mon épaule et je sursaute. Il faut qu’ils arrêtent de s’introduire dans mon espace vital. Je n’ai pas besoin de leurs mains, elles me font peur. Je veux juste pouvoir fermer les yeux sans être effrayé par l’idée de devoir les rouvrir. A chaque éveil, un nouveau monde. Tout a changé. Je ne retrouve plus les repères que j’avais eus tant de mal à me construire la veille. Et tout est à refaire. Ça m’épuise, c’est harassant de sans cesse devoir réévaluer son environnement, de tâtonner dans l’obscurité de nos certitudes. De les retrouver en miettes, brisées par de nouveaux dangers, de nouveaux intrus, de nouvelles questions. Je me lève péniblement, parce que la foule se densifie et que je n’arriverai bientôt plus à respirer. Cela semble les rassurer et ils se dissipent comme un brouillard épais rencontrant le soleil. Bientôt, il ne reste qu’Elle. Son indéfectible présence ne me dérange plus. Avec le temps, j’ai appris à la supporter, à maîtriser mes pulsions de rejet et, finalement, à l’apprécier. Elle est devenue ma constante. Celle qui lie les jours entre eux, qui m’offre un point de repère entre hier et demain, assure la fragile continuité de mes matins. Plus le temps défile et moins Elle change. Lorsque j’ouvre les yeux, Elle est là, et je retrouve son sourire attendri, son regard affectueux et ses gestes lents qui me sécurisent. Bien-sûr, il y a des parts d’Elle qui se modifient, ses pupilles ne sont jamais de la même couleur, et sa main tremble plus lorsqu’Elle n’a pas assez dormi, mais les mouvements de son âme eux, restent semblables lune après lune. Elle me touche peu, parce qu’elle a apprit à dompter mes angoisses les plus secrètes.

Doucement, Elle me sourit et ses lèvres bougent.

- Comment tu vas aujourd’hui mon Léo ?

Je sens qu’un tumulte s’élève au fond de moi. Je dois fermer les yeux pour reprendre mon souffle et transformer ces sons en mots. Passer d’entendre à comprendre est une phase qui me demande toujours autant de concentration. Il faut que je fasse abstraction de tout le reste et que je maîtrise toutes ces idées qui enflent dans ma tête. Formuler une réponse maintenant. Y aller lentement, ne pas se précipiter sinon ne sortira que du bruit désorganisé.

- Je…vais bien. Merci.

Quatre mots et c’est comme si je venais de gagner une bataille. Ma vie n’est qu’une succession de combats contre moi-même, de luttes intérieures pour prendre le dessus sur toutes ces émotions qui me submergent et m’empêchent de réfléchir. Il me serait tellement plus facile de rester dans ma bulle, enfermé dans ce cocon de certitudes qui ne peuvent se briser. J’y ais été tenté plusieurs fois. Et puis elle arrivait et son rire faisait éclater ma prison diaphane. Désormais j’essaye de me rapprocher de cette normalité qui ne veut pas de moi. De ce monde insensé que je ne comprends pas, mais au sein duquel chacun à l’air de trouver sa place. Et d’y être heureux.

- On va partir chez Mr.Denvert, Léo. Tu es prêt ?

Nouvelle mécanique intellectuelle, et je hoche la tête verticalement. Je vais chez Mr.Denvert deux fois par semaine d’aussi loin que je m’en souvienne. Il me pose des questions simples, et m’incite à développer toujours plus mes réponses. Au fur et à mesure, mes machinations internes sont devenues moins éprouvantes, mes explications plus complètes. J’ai compris qu’il m’aidait bien avant de saisir ce qui n’allait pas.

- Prépare toi alors, on s’en va dans dix minutes me souffle Maman avant de m’ébouriffer les cheveux.

Je secoue la tête en reculant. Il y a encore des choses pour lesquelles je ne suis pas prêt. Trop de proximité m’étouffe, me fait suffoquer comme si Elle aspirait l’air dans ma poitrine.
C’est là que démarrent mes automatismes journaliers. Prendre mon manteau, le mettre en montant la fermeture jusqu’en haut, lacer mes chaussures –en faisant deux boucles de même diamètre- aller chercher mon sac, y mettre deux paquets de mouchoirs, trois stylos noir et mon carnet à dessin, et aller m’installer sur le siège arrière gauche de la voiture en ouvrant la vitre de moitié. Ces gestes sont devenus mes réflexes. Je les répète inlassablement et prend garde de ne jamais sortir de cette spirale coutumière. Si quelque chose dérape, si un mouvement m’échappe pour se perdre dans l’inconnu, dans l’inexploré, alors une panique affreuse me prend le corps et l’âme. Et je crie, et je me débats contre cet incertain qui me terrifie. Maman prend alors des heures pour me calmer, apaiser cette colère sourde à l’intérieur de moi, faire fuir ces démons que seul mon regard voit. J’ai construit ma routine jour après jour, pour tenter de me fabriquer des points d’ancrage auxquels me raccrocher lorsque le monde semble encore avoir changé de sens de rotation.

- On est arrivé ! déclare-t-Elle en se garant au pied du cabinet.

On rentre dans la salle d’attente, et même si les odeurs diffèrent, certaines couleurs font palpiter ma mémoire. C’est agréable, cette sensation de reconnaître un endroit. De s’y sentir familier, de ne plus être un étranger à l’égard de ce trop plein d’ombres que la Terre habite.

- Léo ! Entre mon grand !

Je reconnais la voix grave et profonde de Mr. Denvert. J’ai toujours du mal à regarder les gens dans les yeux. C’est pour cela que mon regard traîne souvent dans le ciel. Le ciel ne change pas, le ciel reste fidèle à lui-même, immense et indescriptible. Il arbore de nouvelles teintes, se couvre de cotons filandreux, mais il est reconnaissable en tout temps parce qu’il est unique. C’est comme ça que devrait être la vie : constituée de choses uniques. Pas de copies, pas d’accumulations ni de ressemblances. Rien que des pièces originales, que l’on apprendrait en liste exhaustive. Mais il y a des milliards d’objets, de noms, de matières, et pour ne pas s’y perdre, pour ne pas s’y oublier complètement, mes yeux s’abandonnent au Ciel.

- Bon, est-ce que tu as fait les exercices que je t’ai demandés mardi ?

Les yeux toujours fixés sur ce plafond que je connais par cœur, je secoue une nouvelle fois la tête. J’ai fait ce qu’il m’avait dit. Cela n’avait pas été très compliqué, mais il me coûtait de le lui montrer, à présent. Cela fait partie de mon intimité. Si je lui donne, que me reste-t-il ? Que me reste-t-il qui m’appartienne réellement ?

Le sourire encourageant de Maman fait de nouveau éclater ma bulle. Elle se disperse dans l’air ambiant, et j’ai l’impression que sa chaleur réconfortante envahit la pièce. L’atmosphère se modifie imperceptiblement, rien vraiment ne change alors mais tout me semble différent. La réalité s’impose à moi, comme si elle s’était échappée de mon cocon imaginaire. Je me souviens que le problème est en moi, mais qu’il vit également en Elle. Que je suis malade, mais que ce n’est pas une fatalité. Que je ne dois pas céder à la facilité, me cloîtrer dans ce monde d’illusions qui La tuerait autant qu’il me donnerait le sentiment factice de vivre. Je ne guérirai jamais, mais je peux au moins essayer d’aller mieux.

Je prends ma tête entre mes mains. Réfléchir me fatigue, me demande trop de force et de concentration. La moindre acrobatie mentale est une épreuve de plus à franchir.

- Léo ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
- Ça…va. Tenez.

Ma voix est hésitante, molle, les mots sont pâteux dans ma bouche. Je les maîtrise mal. J’arrive à en sortir bien trop peu. Ils me semblent tellement inaccessibles…si loin de moi dès que je veux les saisir.

Je prends mon sac et y sort mon carnet à dessins. Je le tends à Mr. Denvert en détournant les yeux. Je retiens ma respiration. Tout ce que je suis est dans ce carnet. Tout ce que je sais faire, tout ce qui me caractérise, me représente, m’élève au-dessus de la médiocrité que ma maladie m’impose est éparpillé à travers ces pages.

- Merci Léo me chuchote-t-il avec sincérité.
- Je suis fière de toi mon chéri. Vraiment. déclare Maman d’une voix douce.

Je me refuse à les regarder. De fatigue, je fixe le ciel par la fenêtre et y concentre toutes mes pensées. Néanmoins, je sais ce que Mr. Denvert fait, ce qu’il examine. Mes dessins. Je dessine bien, les gens disent que je suis doué. Quand j’étais petit, c’était le moyen que j’avais trouvé pour communiquer avec Elle, mais c’est vite devenu une passion dévorante. La seule. Celle qui m’arrache à mon quotidien d’Exilé de la société, d’erreur de la nature. La seule qui me fait me sentir Vivant, m’aère l’esprit, me gonfle le cœur. Dès que je peux, je noircis les pages blanches de mon cahier ou je lis des livres qui m’aident à en apprendre toujours plus. Ce que Mr. Denvert m’a demandé de faire, c’est de reproduire toutes les situations dans lesquelles j’ai peur en rouge et celles dans lesquelles je suis heureux en bleu.
Bleu. Comme le ciel, aujourd’hui que le soleil lui offre sa lumière.

- Venez voir Madame.

Leurs voix me paraissent lointaines et je n’écoute qu’à moitié. En un sens, c’est comme si j’avais quitté la pièce et que je volais à présent parmi l’immensité de l’azur. Je croise un rouge-gorge qui ramène à manger à ses petits. Je lui souris.

- Il y a beaucoup de dessins en rouge : lorsque les gens de votre famille le touche, lorsqu’il sort dans la rue et qu’il ne reconnaît rien, lorsqu’il peine à dormir dans sa propre chambre, lorsqu’il n’arrive pas à arrêter de crier. Mais il n’y en a qu’un en bleu.

Je crois entendre Maman pleurer. Est-Elle triste ? A-t-Elle vu le rouge-gorge, elle aussi ?

- Il vous a représenté en train de lui sourire. Vous êtes sa vision du bonheur, Madame. Chez un enfant autiste, c’est la preuve d’une amélioration certaine de ses capacités émotionnelles.

Il continue à parler mais je n’entends plus sa voix. Elle se transforme en bruit tandis que je laisse mon esprit divaguer derrière les nuages. Alors que je ferme les yeux, la vision du ciel s’impose une dernière fois à moi et se grave sur mes paupières.


Il faudra que je pense à la dessiner en bleu, ce soir.

05:31

" La danse des astres "

Les murs semblent se rapprocher minute après minute. Silencieusement, je sens qu'ils bougent, dans une cadence de métronome, vers le point central. Moi. L'air me manque alors qu'il est partout. Ma respiration est saccadée, haletante. J'étouffe. Le regard fou, je me rends compte que ma vision est altérée par ces hallucinations. Inéluctablement, je serai écrasé, que ce soit par ces murs ou par ma propre prison intérieure. Je lève la tête vers la mince fenêtre, au dessus de moi. Les rayons de soleil qui pénètrent la pièce me semblent factices. Ils m'éblouissent mais ne m'éclairent pas, me glacent le sang au lieu de le réchauffer. Je songe au monde qui s'agite au dehors. La foule qui avance, se bousculant, se perdant dans son but égoïste, inconsciente de ce qui se trame derrière les murs que l'on a dressé autour d'elle. Au cours de mes longs mois d'enfermement, j'ai eu plus que le temps nécessaire pour réfléchir à ma condition d'humain, au destin, à la Vie, à la Mort, toutes ces choses abstraites, sujets galvaudés dont on ose habituellement si peu parler. Je ne suis pas très philosophe, et pour tout vous dire, je n'ai même jamais été très intelligent. Mais la prison, c'est comme si l'on vous ampute. Bien-sûr, physiquement, il ne vous manque rien, mais l'obscurité omniprésente, le silence lourd et pesant, l'unique surface rugueuse des murs, les même repas sans goûts, et l'éternelle odeur de pourriture - comme si chaque homme dans le bâtiment était en train de moisir intérieurement - vous prive peu à peu de vos sens. Ils ne vous servent à rien, dans cette immuable existence, plate, lisse, sans aspérités auxquelles s'accrocher ou auxquelles donner une interprétation. Et c'est bien connu, lorsque vous perdez un sens, tous les autres se développent. Pour moi, ce fut un peu pareil. Mon cerveau s'est mis à tourner plus vite, plus profondément même, je dirais, me permettant de me plonger dans des pensées sinueuses et complexes parmi lesquelles je me suis surpris à aimer me perdre. C'était comme lire un livre, ou regarder un bon film, mais en plus puissant, parce que vous seul choisissez où aller, et de quelle manière.

Alors, durant mes séances d'évasion mentale, je me suis rendu compte que ce n'est pas de la Liberté dont nous, prisonniers, sommes le plus privés. A l'inverse, je pense que nous en avons plus que ceux qui se croient libres et qui s'agitent, à l'extérieur. A leur différence, nous sommes dégagés de toute emprise médiatique, de toute mode, ou mouvement de foule. Lorsque l'on vous enlève du troupeau, que l'on vous place à l'écart de la société, alors celle-ci n'a plus aucune influence sur vous. Nous sommes les spectateurs d'un théâtre effroyable, où chacun dépend de l'autre, dans sa manière de penser, de s'habiller, de parler, de se comporter. Chaque geste est régit par des modèles de conduite à respecter pour rester dans le moule, rester dans la danse, et se faire respecter à son tour en tant que modèle. Si ce que nous reflétons n'est pas ce que nous sommes, alors il faut se demander si l'on ne risque pas de se perdre dans ce que nous aspirons à être. Si les relations qui nous entourent, même les plus solides, ne sont pas construites sur des bases factices, des fantômes de vérité. En prison, nous nous retrouvons. Bien-sûr, certains se perdent également, dans la douce folie de la solitude, mais l'enfermement et la mise à l'écart sont les moteurs d'une remise en question. On arpente le dur sentier de l'indépendance, le recadrage et l'acceptation de soi. Je me suis trouvé. Retrouvé. Ici, je suis mon seul ami, mon seul parent, ma seule compagnie. Ici, je suis seul. Ceux qui se haïssent finissent par se suicider, j'ai eu la chance de réussir à faire un pacte avec moi-même. Une sorte de contrat qui m'aide à tenir, qui m'impose des règles. Pas de laisser-aller. J'entretiens mon corps pour me sentir bien. " Un esprit sain dans un corps sain " a autrefois dit Juvenal.

- Yessi, visite pour toi annonça une voix dans le couloir.
Le bruit de la clef dans la serrure me sort de mes pensées. Je souris. Les visites sont des moments de Vie volés, de la vraie Vie. La porte s'ouvre et le gardien me fait signe de passer.
- Comment ça va ? me demande-t-il en marchant.
- Aussi bien qu'hier, merci. Et vous ?
- Peut aller. C'était quoi le sujet de ta thèse philosophique aujourd'hui ?
- La Liberté.
- Encore ?!
- C'est un vaste sujet ! m'exclamai-je comme excuse.
- Humf. Et alors, ça donne quoi ?
- Nous, prisonniers, sommes plus libres que le reste du monde.

Elliot, le gardien, éclate d'un grand rire tonitruant. Mes réflexions le font toujours rire, c'est pourquoi il s'est auto-attribué la charge permanente de ma cellule. J'aime sa compagnie simple, presque amicale.

- C'est bien de rêver mon petit !
- Vous n'y avez pas réfléchi assez ! Bien-sûr que nous sommes privés de notre liberté de mouvement, de choix, mais il nous reste encore notre pleine liberté de pensée. Chose qui se fait de plus en plus rare dans la société actuelle.

Elliot s'arrête subitement de rire. Il me regarde étrangement, comme s'il me découvrait pour la première fois, m'ouvre la porte de la salle des visites, et déclare d'un ton solennel :
- Décidément, t'es vraiment bizarre.

Et il me laisse là, sur le seuil, refermant derrière lui la lourde porte métallique. J'entends le verrou se tourner, et je me décide enfin à regarder qui se tient dans la pièce. Avant d'avoir pu la parcourir entièrement, je sens quelque chose agripper mes jambes.

- PAPAAAAAAAAAAAA !

Suspendue à mes genoux, ma fille, Julie, hurle mon nom en souriant. Et son sourire me fait revivre. Je sens en moi comme une myriade de papillons qui me soulèvent, me tirent vers le haut, me donnent l'impression d'être invincible. Intouchable.

- Ma puce ! Tu es venue ! Comment as-tu fait ?
- Maman m'a accompagnée jusqu'ici. Quand elle t'as vu arriver avec le monsieur, elle m'a dit qu'elle partait aux toilettes. Il y a des toilettes dans une prison ?
- Je... bien-sûr ma chérie. Tu es tellement grande... quel âge as-tu déjà ? lui demandai-je en la prenant sur mes genoux tandis que je m'asseyais.
- 7 ans ! Je lis super bien, et je sais même écrire maintenant !

Je ne me rappelle que de son prénom tracé malhabilement sur toutes les feuilles de la maison. Ça me fait tellement mal de rater son enfance. De ne pas être là pour venir la réveiller le matin, pour la voir dormir avant de l'embrasser sur le front. De ne pas être là, non plus, pour venir la chercher à 4 heures et lui préparer son gouter préféré pendant qu'elle me raconte sa journée. De ne pas être là, encore, le soir, pour lui lire une histoire féérique, peuplée de prince et de princesse, de bonheur éternel et de dizaines d'enfants. De ne pas être là, toujours, le week-end, pour la pousser sur sa balançoire, et ressentir cette peur infime, minuscule mais tenace, qu'elle ne tombe et se blesse. Ça me fait mal de ne pas être père. A temps complet. A cet instant, j'aimerais me détester. Mais une petite voix dans ma tête me l'interdit. Alors je me contente de regarder Julie, mon enfant, la chair de ma chair, et d'écouter mon cœur battre comme s'il allait exploser.

- Tu m'as tant manqué ma puce...
- Toi aussi papa ! Maman disait qu'il fallait pas que je te vois, que tu es méchant, et que maintenant tu vis avec tout les autres méchants. Et que c'est bien fait pour toi. Maman pleur souvent lorsqu'elle me parle de toi, tu sais. Je crois que tu devrais lui parler. Lui dire que tu es gentil et qu'elle aussi, elle t'a manqué. Parce qu'elle te manque, pas vrai ?
- Bien-sûr ma chérie, bien-sûr. Plus que tout.

Je suis sincère. Elle me manque terriblement. Elle ne m'a jamais pardonné d'avoir cambriolé cette banque. Je voulais juste lui montrer que je pouvais la rendre heureuse, que je pouvais subvenir aux besoins de ma famille, que tout le poids de notre fragile équilibre ne reposait pas sur elle. J'ai échoué. Lamentablement. J'ai perdu ma femme, ma fille, et je lui ai brisé son fil. Elle est tombée sur le filée où elle n'a de cesse de rebondir, oscillant entre phase d'espoir et dépression grave. Enfermé entre ces quatre murs, on m'a infligé la pire peine possible : l'impuissance. Je regarde ce qu'il me reste de ma famille, je vois nos liens tomber en poussières, s'effondrer sous mes doigts jour après jour, je vois sa tristesse, je devine les larmes qu'elle tente de cacher pour masquer sa douleur. Mais je ne peux rien faire. Julie grandit trop vite, forcée par l'absence d'un père que tout le monde déteste, et par le désespoir d'une mère qui n'a plus envie de vivre. Elle doit gérer les conflits entre ses deux parents, affronter la dure réalité du milieu carcéral, et tenir tête parallèlement aux autres enfants qui clament, inconscients : "Julie, elle a pas de père. Son père c'est qu'un salop. "Sept ans.

- Alors, si elle te manque, m'interrompit Julie, pourquoi tu vas pas la chercher, là, maintenant ? Parce que tu sais qu'elle est pas aux toilettes. Je suis pas bête. Je sais bien qu'elle est partie pour pas te voir, et moi je trouve ça stupide . Elle vient te voir, souvent. On s'arrête devant la prison, parfois elle marche même jusqu'à la porte d'entrée. C'est rare quand elle rentre. Elle fait demi-tour et s'en va, les yeux tout brouillés bizarres. Aujourd'hui, j'en ai eu marre de toujours venir pour rien. Et puis je veux te voir, moi ! Je suis allée voir les gardiens à l'entrée sans elles. Elle a bien été obligée de me suivre...

Sept ans. Mais qu'est-ce que j'avais fait ?

- Tu sais quoi, ma Julie ? Je vais lui écrire un mot à ta maman. Et je compte sur toi pour lui remettre, hin ! Je peux te faire confiance ?
- Bien-sûr, m'affirma Julie, heureuse de se voir confier une tâche importante.
Je me dirige vers la porte, appelle le gardien.
- Qu'est-ce que t'as ? me demanda aussitôt Elliot.
- Est-ce que je pourrais avoir une feuille et un crayon s'il vous plait ? C'est pour écrire à ma femme...
- Humf. Tu sais qu'on est pas trop pour...
- S'il vous plait ! Vous me connaissez maintenant... Et puis Julie est là. Vous savez que je ferais rien s'il y a Julie.
- Ça, c'est sûr. Ok. Attends deux minutes, je vais te chercher ça.

Je fais jouer ma fille sur mes genoux. Écartant les jambes, je fais semblant de la faire tomber. Elle crie, penche la tête, rit à grands éclats. Du bonheur qui s'envole en millier d'étoiles. Je tente d'en attraper une à son passage, mais elle me glisse des doigts et s'échappe par la fenêtre. Le soleil est toujours là. Il me réchauffe. Il m'éclaire. Je me sens bien. Et je me demande si ce n'est pas Julie mon soleil, aujourd'hui.

- Voilà, l'poète ! La gaspille pas, écrit petit, parce que t'en auras pas une autre ! me lance Elliot en me tendant une feuille et un crayon de papier.

Il referme la porte. Je fixe le papier. Blanc. Je me dis que ce serait symbolique de la donner intacte à Elise, ma femme. Comme un drapeau qui crierait : "Je viens en paix, ne tirez pas !". Ce serait beau. Et poétique. Malheureusement, je ne pense pas qu'Elise comprenne quoi que ce soit dans l'état où elle se trouve. Je décide d'aller au plus court. Elle n'a jamais aimé les grands romans non plus. "Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? " Je saisis le crayon. Son contact m'avait manqué.

" Mon amour, merci de m'avoir amené Julie. Son sourire comble les fissures que ton absence creuse dans mon cœur . Reviens-moi, ma Elise. Je t'attendrai toujours, de la même manière que la lune attend le soleil pour partir se reposer en paix. Je t'aime. "

Je ne me relis pas. Cela ôterait tout le charme de l'immédiat. Je plie le papier en quatre, le confie à Julie.

- Prends en soin, et veille à ce que maman le lise. Je compte sur toi.
Emplie de fierté, elle attrape la feuille et la serre au creux de son poing.
- Je suis sure que maman est encore amoureuse de toi. Ça va marcher ! Ça doit marcher ! crie-t-elle, comme pour se donner de l'espoir.
Je la serre contre moi, et lui murmure :
- Et puis...je sors bientôt, ma chérie.
- Dans combien de temps ?
- Un mois. 30 jours. Nous serons bientôt tous réunis. Tu verras comme ce sera bien.

A ce moment là, Elliot ouvre la porte :
- Désolé, le temps est écoulé. Dis au-revoir et on ramène la petite à sa mère. Elle attend à côté.
Julie se pend à mon cou, je l'embrasse partout, je la respire, je m'imprègne de son odeur, de sa présence. J'essaye de capturer les étoiles au fond de ses pupilles, la mélodie des éclats de son rire, les courbes parfaites de son sourire, et puis je la pose à terre.
- Je t'aime papa ! me lance-t-elle avant de prendre la main du gardien.
Un seul mot me vient, comme un cri de guerre signant notre victoire :
- BIENTÔT !

Elle me parait déjà si loin... Elle se retourne, me fait un signe de la main, m'envoie un baiser imaginaire. Je le reçois en pleine poitrine, il me transperce, m'irradie de sa chaleur, m'anime tout entier. Je me laisse porter par cette force qui me soulève et me donne envie de courir, de briser mes chaînes, de soulever les montagnes qui m'éloignent d'Elles. Comme un besoin de tout casser. Liberté.

- Allez, on y va, me prévient Elliot, me ramenant soudainement à la réalité.

Il m'attrape par le bras et m'entraine dans les couloirs jusque dans ma cellule. Je ne dis rien, il ne parle pas non plus. Il sait. Il devine que les mots sont inutiles, impuissants, absurdes, face au bonheur de l'avoir vue. Au moment de verrouiller ma cellule il entre ouvre la bouche, puis se retient. Il secoue la tête et reprend sa route sinueuse à travers les couloirs sombres de notre labyrinthe morbide, théâtre de notre condamnation.

Je m'assois sur mon lit. Au dehors, le soleil se couche. Le crépuscule m'a toujours fasciné. Nous aimions le regarder, Elise et moi, plus jeunes, et s'accorder sur le fait qu'elle était le soleil, et moi la lune. Elle était si...rayonnante. Lumineuse, malicieuse, elle illuminait tout ceux qui croisaient sa route. Elle avait l'innocence de celle qui veut Vivre au jour le jour. "Carpe Diem !" ne cessait-t-elle de me répéter. Elle aimait courir dans les prés, croquer dans des fruits pas encore mûrs, chanter très fort, rire à gorge déployée, exister intensément. Elle disait que je la tempérais, que mon mystère attisait sa curiosité et que ma mélancolie était pour elle un défi au quotidien. Elle s'amusait à inventer mille manière de m'émerveiller, de réveiller mon cœur endormi. Tout simplement de me faire aimer la Vie. C'est pour cela que le soir, assis dans l'herbe, on regardait la Lune et le Soleil danser ensemble, s'échanger le monde toujours avec la même grâce. Le soleil s'éteignait lentement, offrant à la Terre ses dernières couleurs -les plus rares et les plus belles- tandis que la Lune s'épanouissait dans sa splendeur, montant dans le ciel, chaque jour plus ronde et plus éclatante que le précédent. La Lune et le Soleil ne se croisaient jamais, mais ils dépendaient l'un de l'autre. Ils se complétaient. Elise m'avait demandé une fois :

" Est-ce que tu sais toi, Noah, d'où viennent les étoiles ? "
Évidemment, je ne savais pas. Je ne savais pas grand chose à l'époque, c'était elle qui m'apprenait la vie, je vous rappelle.
" Moi je pense que ce sont des cadeaux que le soleil fait à la lune. Un cadeau par jour. Un morceau de lumière pour éclairer ses nuits, une part de lui-même qu'il offre à la Lune pour qu'elle ne soit pas trop seule, une fois l'obscurité tombée. Il a du penser que la Lune avait peur du noir, alors il lui a donné de quoi l'illuminer. Les étoiles se sont répandues partout, ont prit leurs places dans l'univers, et désormais elles aident la Lune à veiller sur le monde. "

J'avais hoché la tête, sagement, croyant fermement aux convictions d'Elise. Le monde aurait été tellement plus laid si Elise ne lui avait pas donné un sens. Maintenant, elle a perdu son éclat. Elle n'éclaire plus personne, et je ne suis même plus sûre qu'elle réussisse à se réchauffer elle-même. Et c'est de ma faute. J'espère que ma lettre ranimera un peu de lumière au fond d'elle, juste de quoi la guider jusqu'à moi. Après, je me charge de faire revivre tout ces éclats ternis par mon absence.

Je lève la tête vers ma lucarne. La lune a pris possession du ciel, mais je ne vois pas le Soleil. Ils ne dansent plus ensemble, désormais. Ils ne dansent plus du tout. Je m'allonge sur le lit, et je ferme les yeux. Je revois toutes les étoiles que j'ai capturé des pupilles à Julie, tout à l'heure. Elles tourbillonnent à l'intérieur, elles s'agitent et font flamboyer mon cœur. Mentalement, je tends la main vers elles. Je choisis la plus belle, la plus brillante, et la prend délicatement au creux de ma paume. Je me lève, m'avance vers la fenêtre, saute et m'agrippe aux barreaux. Je passe mes doigts à l'extérieur, les déplie lentement.

" Tiens, mon amour. C'est mon cadeau pour que tu n'ai plus peur, chasse ces nuages du ciel de ton âme.



Je reviens. Bientôt ! "

02:28

" Théâtre de vie "

Les gyrophares tournaient silencieusement, éclairant des morceaux de villes bleutés qui s’estompaient la seconde d’après. Dan luttait contre le sommeil en fixant d’un œil mâché par la fatigue un clochard saoul qui déambulait dangereusement sur la route.

- On s’arrête ? demanda-t-il d’une voix pâteuse.
- Pouah… inutile… ce mec-là a déjà bien assez de problèmes.

Dan acquiesça. Lionel, son équipier, avait raison. « Comme souvent » pensa-t-il. Leur duo fonctionnait plutôt bien. Lui était le sensible, l’émotif, et la passion qui l’animait faisait de lui un homme d’instinct. Il pressentait les choses, mais ne les voyait pas. Il avançait tel un aveugle, évitant inconsciemment les bouches d’égout sur les trottoirs ou la flaque d’eau à ses pieds. Mais parfois, Lionel intervenait. Lionel, le rationnel, Lionel et son regard dur, mais toujours juste sur le monde. Cet homme était plus qu’un homme. Il était les yeux de Dan, la précision qui manquait à ses gestes, la main qui pressait son épaule afin qu’il s’arrête. Il trouvait la clef de l’énigme et Dan lui donnait une interprétation. Ainsi, en parlant de l’arrestation de ce SDF, Lionel avait dit « Inutile », Dan avait pensé : « C’est vrai, cet homme avait déjà du tout perdre, laissons-lui au moins la possibilité de l’oublier. » Séparés, ils étaient un problème. Ensemble, la solution.
Ils roulaient donc ainsi depuis un moment, seuls dans leur voiture bleue qui avalait la nuit noire. Il était tard à présent et ils n’avaient pas fait la moitié du chemin. Chacun s’inquiétait. Ils n’étaient pas spécialement pressés d’arriver à destination — bien au contraire —, mais ils avaient promis de rentrer pour le dîner.

- Hey, Dan ?
- Ouais ?
- Le mec qu’on doit arrêter, il n’a pas seize ans…
- Ouais.

Soupir collectif dans la voiture de police. C'était toujours à eux qu'on collait les jeunes et ils détestaient ces missions-là. Ce n’était que des enfants qui suivaient le mauvais exemple, en fin de compte. Des petits qui n'avaient pas eu la bonne éducation, ni le bon environnement pour pouvoir évoluer dans la bonne voie. La plupart se battaient pour survivre, et pas qu'au figuré. Alors, vous comprenez que nos deux flics, ils commençaient à en avoir assez d'être ceux qui condamnaient la jeunesse. Elle n'avait rien de dorée dans ces quartiers-là, et s’ils la voyaient se dégrader, toujours plus tôt, toujours plus vite, se défoncer progressivement, ils ne pouvaient rien faire d'autre que sortir une paire de menottes bien trop grosses pour des poignets aussi graciles. C'était devenu dur à vivre, et si en rentrant chez eux il n'y avait pas eu leurs propres gosses pour leur sourire et leur prouver que l'insouciance existait encore, ils auraient arrêté.

Ils pensaient qu'avec le temps, la culpabilité disparaîtrait, mais ce n'était pas un sentiment qui s'évanouissait facilement. Au fil du temps et des missions, il s’était renforcé, transformant leurs nuits en cauchemars fantômatiques. Ces remords incessants, qui les poursuivaient sous l’ombre de la lune, provoquaient des insomnies qui les exténuaient.
C'était sans doute à cause de toutes ces horreurs nocturnes qu'à mi-chemin, Dan eut un moment d'hésitation. Le tremblement de canne d’un aveugle qui ne sait plus très bien où avancer.

- Lionel, on n’est peut-être pas obligés de le faire, ce coup-ci, chuchota-t-il en regardant les barrières de l’autoroute se transformer en une bande grise floutée par la vitesse.
- Si, Dan, grogna l’autre, c’est notre boulot. Dors, si tu peux.
- Justement, souffla l’intéressé, je peux pas…

Et il ferma les yeux dans un énième essai.

À son réveil, Dan fut surpris de constater que la fatigue l’avait rattrapé. Il se tourna vers le siège du conducteur en déclarant mollement :

- Désolée mec, j’voulais pas m’endormir, mais…

Il s’arrêta soudainement lorsqu’il comprit qu’il était seul. Seul et complètement perdu. Il se frappa la tête contre la vitre et jura.

- Un café peut-être ?

Lionel lui souriait, tenant dans les mains deux boissons chaudes. Il pointa un gobelet fumant vers des HLM insalubres :

- On va en avoir besoin, je crois.

Son équipier ouvrit la portière en le remerciant. Il porta le café à ses lèvres et la brûlure vive sur sa langue le fit frissonner. Un léger goût amer lui resta en arrière-bouche, comme un signe de plus annonçant la teneur de la journée à suivre. Il soupira.

- C’est ici qu’il habite le môme ?
- Ouais. On comprend pourquoi ils tournent mal. Je suis quasiment sûr que la moitié de ces voitures sont volées, ajouta Lionel en désignant le parking.

Dan leva les yeux au ciel devant le pessimisme – ou le réalisme ? – de son partenaire et alla chercher le mandat de perquisition dans le vide-poche.

- Allez, on y va, j’ai une femme qui m’attend, moi, déclara-t-il avec aplomb.

C’est ainsi qu’ils se retrouvèrent devant l’appartement 126. Les deux hommes frappèrent et s’annoncèrent d’une voix morne. Une adolescente leur ouvrit :

- C’est pour quoi ? demanda-t-elle suspicieusement.

Elle était maigre et une masse de cheveux bruns lui cachait le visage. Sa bouche était fine, délicate, mais les mots qui en sortaient semblaient être crachés comme du venin.

- Police. Est-ce que ton père est là ?
- Non, vous l’avez embarqué l’année dernière.

Lionel se mordit la lèvre. Il comprit soudainement pourquoi la fillette s’était montrée si agressive. Elle connaissait bien l’uniforme, l’arme, le rang. Elle avait eu du temps pour apprendre à les détester. Combien de fois la police allait-elle saccager sa vie ? Il sentit poindre en lui un sentiment qui ne s’était pas souvent éclos dans ce bazar intérieur qui lui servait de cœur. Généralement, il veillait toujours à ce que rien ne vienne troubler son calme. Lorsqu’il sentait venir le danger – une émotion, quelle qu’elle soit –, il l’arrêtait. Se débrouillait pour la faire disparaître et l’oublier avant qu’elle ne saccage tout dans les casiers bien ordonnés de son esprit. Il avait délaissé le rangement du cœur. Ce n’était pas important. C’était superficiel, futile, ça détruisait l’intelligence et la raison de l’homme en le rendant naïf et niais. Mais là, il ne l’avait pas vu arriver, cette soudaine indécision, n’avait pas pressenti la tempête, et ça l’affolait. Il ne devait pas perdre le contrôle de la situation, le contrôle de lui-même. Il ferma les yeux, se reprit, et demanda doucement :

- Et ta maman, elle est où ?
- Ici, répondit une voix derrière la jeune fille.

C’était une femme d’une quarantaine d’années qui semblait déjà vieille. Elle avait les yeux pochés et la peau pâle, mais sa beauté restait indéniable. Ses cheveux blonds cascadaient jusqu’à sa poitrine, et même si elle semblait menue, elle imposait le respect par cette sagesse qu’ont les femmes au fond du regard lorsqu’elles ont déjà trop vécu.

Un instant, Dan perdit contenance. Il ne s’était pas attendu à ça, avait imaginé et retourné la scène dans tous les sens des millions de fois, mais jamais de cette manière. Il s’était figuré qu’il trouverait une vieille bonne femme rude et sèche — qui vivrait aussi mal qu’elle parlerait — et qui leur aurait claqué la porte au nez en ayant de mauvaises raisons de le faire. Mais à présent, devant la réalité, il n’était plus sûr du tout de la manière dont il aurait réagi. Peut-être n’aurait-il même pas été capable de bouger, parce qu’au fond il n’était pas certain qu’il en aurait eu le droit.
Par chance, elle ne leur ferma pas la porte au nez.

- Vous êtes bien Mme. Hedge ?
- Effectivement. Je vous en prie, déclara-t-elle d’un ton ferme, entrez.

Ils s’avancèrent dans un salon modeste, mais bien entretenu. Un canapé, une table, une armoire, un tapis, des rideaux et une vieille télévision. Le strict minimum, mais choisi avec bon goût. Dan détailla chaque fissure dans le mur, chaque moisissure qui s’étalait sur les tapisseries abîmées, chaque signe d’une pauvreté et d’une précarité dont il n’avait jamais pris conscience. Il voulait dire quelque chose. Il devait dire quelque chose. Mais rien de cohérent, rien d’approprié ne lui venait. Peut-être n’y avait-il rien à dire lorsque l’on se trouvait dans une situation pareille ? Peut-être que rien ne pouvait convenir, dans un milieu qui avait oublié les convenances ?

- Heu, je… nous, réussit-il seulement à balbutier.

La mère semblait s’amuser de la situation. Elle en avait vu pas mal des hommes, et pas des plus élégants. Ils pouvaient frapper, crier, injurier, cracher, voler, tuer même, ça ne l’étonnait plus. Mais bégayer devant elle, ça, ça n’arrivait pas souvent. Pas ici.

- Vous ? répéta-t-elle en se retenant de sourire.

Lionel prit la situation en main. Son esprit méthodique reprit le dessus, et il déclara d’un ton solennel :

- Nous sommes venus perquisitionner votre maison. Voici notre mandat.

Il lui tendit le papier officiel. Un instant, le regard de la femme s’assombrit, mais elle releva bien vite la tête en demandant :

- Vous pensez que mon mari mérite un peu plus que ce qu’il n’ait déjà ?
- En vérité, il ne s’agit pas de votre mari, mais de votre fils, Madame. Nous pensons qu’il fait partie d’un réseau de trafic de drogue.

Mme. Hedge soupira et lissa les plis de sa robe. Elle balaya la pièce d’un regard absent, et cria :

- Steven ! Steven, viens là s’il te plait !

Aussitôt, un jeune garçon prépubère sortit d’un couloir sombre. Le regard vif, les cheveux en bataille, il détailla tour à tour sa mère, Lionel, Dan, et enfin sa sœur. Celle-ci le mit dans la confidence avec nonchalance :

- Ils sont venus pour toi. Paraît que tu fais du trafic de drogue, ou un truc du genre.
- Je sais que c’est faux, reprit soudainement sa mère, mais ils ont un mandat…

Steven lui fit un pâle sourire et s’adressa aux deux policiers, l’air agacé :

- Écoutez, depuis que vous avez emmené mon père, c’est moi qui dois veiller sur ma mère et ma sœur. Croyez-moi, j’ai pas le temps de faire tourner des sachets de coke.
- Nous avons récemment arrêté un dealer, et ton nom a été mentionné dans l’interrogatoire. Tu ne vois pas pourquoi ? poursuivit Lionel sans flancher.
- Non, mais ici tout le monde se connaît et se déteste. Surtout depuis que vous avez débarqué chez nous, ça ne force pas l’affection si vous voyez ce que je veux dire.
- Steven ! intervint sa mère avec véhémence, effarée devant l’impertinence de son fils.

Elle fronça les sourcils, mais on voyait bien qu’elle pensait la même chose. Que la présence des policiers commençait à la déranger. Et qu’elle ne s’amusait plus du tout.

Dan, lui, se sentait de plus en plus mal à l'aise. Il ne savait pas où se mettre. Ne se trouvait plus vraiment à sa place, dans cet appartement soudain trop étroit, trop sombre, trop froid. Il avait besoin d’air, d’espace et de repères. Des choses qui le détacheraient de cette réalité sinistre dont il ne voulait pas faire partie, mais à l’intérieur de laquelle il avait néanmoins un rôle à jouer. Comme un acteur de théâtre qui se refuse à réciter son texte. Les didascalies étaient trop violentes, ce n’était pas un personnage pour lui. Le costume était bien trop grand.
Il fixait son partenaire avec appréhension, redoutant ce qui allait arriver. Il ne tenait pas à participer à la scène suivante.

- Je vais devoir vous demander de bien vouloir nous montrer votre chambre, jeune homme, récita Lionel d’une voix égale. On va commencer la fouille par là.
- VOUS N’AVEZ PAS LE DROIT ! hurla Steven, JE N’AI RIEN FAIT, VOUS M’ENTENDEZ ? JE SUIS UN MEC BIEN, MOI ! ajouta-t-il en insistant sur le dernier mot, comme pour souligner sa différence avec les autres jeunes du quartier.

Le pire, pensa Lionel, c’est qu’il avait l’air sincère. Il était propre sur lui, ce gosse, pas de survêtement, pas de médailles, de cagoule ou d’accent suspect qui aurait pu le distinguer des adolescents « normaux ». Il n’aimait pas ce mot d’ailleurs, abhorrait la normalité. Qu’est-ce que c’était, d’ailleurs, la normalité ? Un jean, des tennis, et un Français parfait ? Juste de quoi contenter les plus intolérants des racistes ? Et la diversité alors ? Le mélange des cultures ? Pourquoi cette envie meurtrière d’arracher les couleurs de la Terre ? Il n’était pas normal, lui non plus. Son raisonnement était trop cartésien, sa peau trop ridée, ses cheveux trop blancs, et même son cœur était trop dur ! Où est-ce qu’ils étaient, alors, les gens normaux ? Dans la richesse et le dédain de ceux qui prétendent l’être ? C’en était déstabilisant. Il n’avait pas envie de l’arrêter, ce gamin. D’ailleurs, ce n’était pas dans ses habitudes d’arrêter des innocents tout court, encore moins de cet âge-là. Il ne voulait surtout pas faire partie de ces policiers aux préjugés douteux qui condamnaient sans preuve sous prétexte que la tête du jeune ne leur revenait pas. C’était des privilèges pourris, des cadeaux empoisonnés que vous offraient votre arme et votre plaque. Rien de ce pour quoi il était devenu policier. Et ça ne se trahissait pas, des principes. Lionel avait toujours veillé à les conserver, les faire vieillir avec le temps et l’âge, les prendre tout contre lui dans les moments où sa confiance vacillait, afin qu’ils puissent garder leur importance notoire. C’était des perles rondes et lisses dans la vie d’un Homme, les principes, des billes roulant lentement au tréfonds de l’esprit et offrant des points d’ancrage auxquels s’accrocher. Il ne tenait pas à se trahir. Pas ici, pas maintenant.

- OK, on va s’arranger céda-t-il enfin. Tu me montres ta chambre et on l’inspecte ensemble pendant que mon collègue fait les autres pièces avec ta mère et ta sœur. C’est d’accord ?
- Ouais, marmonna l’adolescent en signe d’acquiescement.

Lui n’était toujours pas satisfait du compromis, mais comprit qu’il n’obtiendrait pas mieux. Après tout, il n’avait rien à cacher. Depuis que son père était en prison, il portait en lui le poids de deux vies supplémentaires. Une sœur et une mère à défendre contre les tortures quotidiennes des violences du quartier. Mais c’était son quartier. Alors, par respect envers cette cité, envers sa famille, envers lui-même surtout, il peinait à dévoiler à ces deux flics les recoins de son intimité. Ca n’avait rien de matériel, mais à l’intérieur de ces tiroirs, de ce lit mal fait, de ce placard à moitié vide, il y avait sa fierté vacillante, son ego d’homme, ses failles, toutes ces entailles déjà bien creusées par la vie qu’il tentait maladroitement de cacher derrière une dureté qui ne lui ressemblait pas. Mais cette faiblesse embarrassante qui le prenait tout entier le soir, ces larmes qu’il n’arrivait pas à faire couler et qui encombraient son cœur d’une mer bien trop salée, ce n’était pas accepté, ici. Il fallait être fort, toujours s’endurcir plus, combler les fissures de l’âme, et garder la tête haute. Levée vers un ciel bleu qui semblait le narguer. Liberté inaccessible.
Alors, il ouvrit la porte en inspirant lentement, et le fit pénétrer à l’intérieur de sa chambre. À l’intérieur de sa vie.

- Bon, déclara Lionel, on commence par le lit. Soulève le matelas.

Steven s’exécuta sans protester. Tandis qu’il le maintenait en l’air, Lionel fouilla minutieusement chaque latte du sommier, tâtant tour à tour la couette puis l’alaise afin d’y déceler quelque forme suspecte. Rien. Les regards des deux hommes se croisèrent, et ils s’adressèrent un signe de tête entendu. L’esquisse d’un sourire se dessina sur le visage du policier qui commençait à croire en la bonne foi du jeune. Et il avait besoin d’y croire. De pouvoir s’accrocher à la perspective d’un monde moins noir, régi par des règles que l’on respecterait. Il ne voulait pas s’abandonner au chaos, car il savait qu’il s’y serait perdu. Sans espoir, on cessait d’avancer et si tu t’arrêtais, tu étais foutu. C’était le principe même de la vie.

- On s’attaque au placard ? interrogea-t-il plus doucement.
- Ici, lui répondit Steven en désignant une porte coulissante derrière la bibliothèque.

Il l’ouvrit de lui-même, puis se recula pour laisser le policier inspecter tranquillement. Ce dernier, attentif, toucha d’abord les parois du meuble pour voir s’il n’avait pas été trafiqué, puis se mit à trier les affaires consciencieusement. Une poignée de minutes s’écoula ainsi sans qu’aucun ne parle, puis Lionel remit de l’ordre dans les vêtements et ferma le placard.

- C’est bon. Je vais vérifier ton parquet à présent, le prévint-il.

Steven, confiant, hocha la tête. Il n’y avait pas de raison que ça se passe mal ne cessait-il de se répéter mentalement, tu n’as jamais touché à ce genre de merde et personne n’est venu ici récemment. Il espérait seulement que les amis de sa sœur n’avaient pas franchi la limite. Une vague d’angoisse le submergea à cette pensée, peu sûr des fréquentations de sa cadette. « Vous ne franchissez pas le seuil de ma porte ! » les avertissait-il sans cesse. Il inspira profondément, crispa la mâchoire, craqua ses doigts, pria un Dieu en lequel il n’avait jamais cru, ne voulut plus rouvrir les yeux. Attendit ainsi face à son obscurité intérieure qui semblait le happer. L’attirer irrésistiblement vers mille et une peurs interdites et secrètes qui noircissaient son cœur. C’était comme un poison qui s’insinuait inexorablement dans ses veines, emplissait ses poumons et finissait par le paralyser. Il sentit une main s’abattre sur son épaule.

- Ça va, gamin ? Tu ne te sens pas bien ?

Il osa ouvrir les paupières et regarder l’homme en face. Il ne vit qu’une inquiétude certaine dans les rides du policier.

- Juste un léger malaise, murmura-t-il.
- Va t’asperger d’eau un peu, t’as vraiment une sale mine. Je vais finir tout seul.

Une fois Steven parti, Lionel se replongea dans sa quête d’illégalité.


Dans le salon, l’ambiance était tout autre. Pas de sourire, pas d’anxiété amicale, pas de confiance mutuelle, juste un froid glacial, un froid polaire, qui régnait sur la pièce telle la menace d’une catastrophe naturelle. Mme Hedge fixait Dan d’un air réprobateur, le regard noir de haine. Elle en avait marre de la police. Elle en avait marre de la violence, des coups, des morts. Elle en avait marre des menottes, des matraques et des sirènes hurlantes. Elle en avait marre de hurler. Elle était atteinte d’une maladie impitoyable, fulgurante, pire que n’importe quelle autre : le mal de vivre. Mais il fallait tenir, se répétait-elle obstinément, tenir en pensant à des jours meilleurs, où deux flics ne seraient pas venus retourner votre appartement en cherchant de la drogue.

Dan s’appliquait à tout inspecter avec minutie, gardant toujours en tête que ce genre de produit était très facile à cacher. Il était en train de fouiller dans les placards de la cuisine lorsqu’il tomba sur une vieille boite de céréales périmées. Il se retourna pour le signaler à son hôte, mais le poids du paquet lui sembla tout à coup suspect. Il plongea sa main à l’intérieur avec appréhension. En ressortit un sachet en plastique transparent rempli de petites barrettes brunes. Dan soupira. C’était donc bien vrai. Ne pouvait-il pas faire comme s’il n’avait rien vu ? Comme si ce morceau de carton ne contenait que des Kellogs vieilles et molles ? Comme si cette famille était normale et unie ?
Il se sentait guidé par des fils invisibles, entraîné telle une marionnette dans un ballet au rythme bien trop rapide. Ses membres dansaient malgré eux, sa tête lui tournait, son corps n’était que chiffons. Il se laissait prendre dans la ronde du monde, à l’intérieur de ses cercles perpétuels qui l’aspiraient et le faisaient tournoyer telle une goutte d’eau dans un siphon. Il ne pouvait pas se débattre. On ne se battait pas contre l’univers.
Mais il était en train de briser les fils, de rompre la magie et d’arrêter la danse. Il s’immisçait peu à peu dans une réalité qui n’était pas la sienne. Lorsqu’il comprit ce qu’il était en train de faire, il voulut se retourner, reposer la boite, fermer le placard, et partir. Partir loin rejoindre sa famille, sa bulle. Son ballet. Mais il était trop tard. Lionel venait de franchir la porte en compagnie de Steven, et tous deux le fixaient, les yeux emplis d’horreur et de peur mélangées. Arrêt sur image. Le silence avant les cris. Le calme avant la tempête.

- NON ! hurla soudainement Lionel. Tu m’avais promis, Steven ! Tu m’avais juré que ce n’était pas toi ! Pourquoi faut-il que tu gâches tout, hein ?
- Mais je n’ai rien fait, je ne l’avais jamais vu ce shit ! Il n’est pas à moi ! Dites-leur, vous, que ce n’est pas moi qui l’ai foutu là ! cria-t-il à l’attention de sa mère et de sa sœur.

Ces dernières restèrent pétrifiées. Mme Hedge avait plaqué sa main devant sa bouche et agitait la tête de gauche à droite frénétiquement. La petite, elle, avait le regard de celle qui venait de prendre conscience d’une atrocité dont elle était en grande partie responsable. Ses yeux s’emplissaient de larmes et elle semblait demander pardon en silence. Malgré tout, aucune ne prit la parole.

Devant l’immobilité et le mutisme de sa famille, Steven se mit à réfléchir à toute vitesse. Des pensées fusèrent dans sa tête, et la raison se confondit avec la folie. Il ne pouvait pas dénoncer les amis de sa sœur, elle serait arrêtée et envoyée dans un endroit dont elle ne ressortirait pas indemne. Il le savait. Mais s’il était lui-même expédié en prison, il ne resterait plus personne pour veiller sur sa famille, ce qui n’était pas envisageable dans une cité pareille. Il n’était pas coupable, mais qui le croirait ? Lorsque tu as seize ans et que tu es issu des « quartiers difficiles », ta parole ne valait pas grand-chose contre les preuves matérielles.
Le choix se fit donc naturellement, sans réflexions superflues, sans morale, sans jugement ni pondération. Il se fit comme une évidence, et c’était sans doute ça le pire. Car Steven s’apprêtait à faire apparaitre un fantôme terrifiant qui allait altérer son existence d’une manière irrémédiable.

Son introspection n’avait pas duré plus de quelques secondes et chacun était encore plongé dans une torpeur et une hébétude consécutives à la révélation. Ils étaient semblables à des statues de cire aux visages figés dans une expression horrifiée.
Steven profita alors de la léthargie générale. Il saisit un couteau sur le plan de travail, rejeta le bras en arrière et lança la lame avec précision sur Lionel. Celui-ci se reprit tout à coup, comme piqué à vif, et se baissa instantanément pour esquiver le coup. Il distingua le bruit du couteau se plantant dans le mur derrière lui, sortit son arme, et tandis que l’adolescent cherchait un nouveau couperet, lui tira dessus. Steven n’entendit pas la décharge retentir.
Dan, par contre, réagit immédiatement. Il s’était attendu à ce scénario, ne voyait d’ailleurs pas d’autre issue à ce cauchemar éveillé. Ils n’auraient jamais dû venir. Ici, ils n’étaient pas à leur place. Ici, ils n’étaient pas dans leur monde. Et ils allaient devoir en payer le prix.
Le policier se jeta entre son partenaire et l’adolescent, s’interposant de son corps entre la balle et sa victime. L’impact fut sourd. Bref. Précis. Dan s’écroula au sol cependant que le sang commençait à se répandre sur son uniforme.

Cris et agitation dans l’appartement.

Chacun tentait de se repasser la scène au ralenti afin d’y trouver un sens. Steven s’agenouilla par terre, la tête entre les mains. Sa sœur hurla, hurla à pleins poumons, hurlait comme si la force de ses plaintes pouvait rendre la vie au corps amorphe du policier. Sa mère saisit le téléphone et composa le dix-huit sans trembler, le regard vide. Lionel, enfin, plaqua ses deux paumes contre la blessure pour tenter d’arrêter l’hémorragie, demanda : « Dan, Dan, tu m’entends ? Reste avec nous mon vieux. On va te sortir de là. Tu vas voir, tout va bien se passer. Tu seras chez toi pour le dîner. Ne t’inquiète pas, mais par pitié, garde les yeux ouverts. Dan ! » C’étaient des mots inutiles. Des mots banals. Des mots qui semblaient sortir tout droit d’un épisode tragique d’une série américaine. Des mots irréels, en somme.
Des mots sans vie.

Dan savait qu’ils n’étaient pas vrais. Que sa conscience vacillait, qu’à l’intérieur tout tremblait, que les recoins de son âme s’assombrissaient peu à peu, l’entraînant dans une pénombre douce et confortable. Il voulait s’y abandonner, ne plus sentir cette douleur lancinante qui lui déchirait le thorax. Il rêvait de partir, de sortir de cette pièce trop sombre et trop étroite. S’envoler ailleurs. Car ce soir, il ne rentrerait pas chez lui. Ses enfants ne lui souriraient pas, et personne ne serait là pour lui prouver que l’insouciance existait encore. Les rideaux tomberaient sur sa vie.

Ce soir, tel un pantin désarticulé, Dan s’arrêterait.