02:28

" Théâtre de vie "

Les gyrophares tournaient silencieusement, éclairant des morceaux de villes bleutés qui s’estompaient la seconde d’après. Dan luttait contre le sommeil en fixant d’un œil mâché par la fatigue un clochard saoul qui déambulait dangereusement sur la route.

- On s’arrête ? demanda-t-il d’une voix pâteuse.
- Pouah… inutile… ce mec-là a déjà bien assez de problèmes.

Dan acquiesça. Lionel, son équipier, avait raison. « Comme souvent » pensa-t-il. Leur duo fonctionnait plutôt bien. Lui était le sensible, l’émotif, et la passion qui l’animait faisait de lui un homme d’instinct. Il pressentait les choses, mais ne les voyait pas. Il avançait tel un aveugle, évitant inconsciemment les bouches d’égout sur les trottoirs ou la flaque d’eau à ses pieds. Mais parfois, Lionel intervenait. Lionel, le rationnel, Lionel et son regard dur, mais toujours juste sur le monde. Cet homme était plus qu’un homme. Il était les yeux de Dan, la précision qui manquait à ses gestes, la main qui pressait son épaule afin qu’il s’arrête. Il trouvait la clef de l’énigme et Dan lui donnait une interprétation. Ainsi, en parlant de l’arrestation de ce SDF, Lionel avait dit « Inutile », Dan avait pensé : « C’est vrai, cet homme avait déjà du tout perdre, laissons-lui au moins la possibilité de l’oublier. » Séparés, ils étaient un problème. Ensemble, la solution.
Ils roulaient donc ainsi depuis un moment, seuls dans leur voiture bleue qui avalait la nuit noire. Il était tard à présent et ils n’avaient pas fait la moitié du chemin. Chacun s’inquiétait. Ils n’étaient pas spécialement pressés d’arriver à destination — bien au contraire —, mais ils avaient promis de rentrer pour le dîner.

- Hey, Dan ?
- Ouais ?
- Le mec qu’on doit arrêter, il n’a pas seize ans…
- Ouais.

Soupir collectif dans la voiture de police. C'était toujours à eux qu'on collait les jeunes et ils détestaient ces missions-là. Ce n’était que des enfants qui suivaient le mauvais exemple, en fin de compte. Des petits qui n'avaient pas eu la bonne éducation, ni le bon environnement pour pouvoir évoluer dans la bonne voie. La plupart se battaient pour survivre, et pas qu'au figuré. Alors, vous comprenez que nos deux flics, ils commençaient à en avoir assez d'être ceux qui condamnaient la jeunesse. Elle n'avait rien de dorée dans ces quartiers-là, et s’ils la voyaient se dégrader, toujours plus tôt, toujours plus vite, se défoncer progressivement, ils ne pouvaient rien faire d'autre que sortir une paire de menottes bien trop grosses pour des poignets aussi graciles. C'était devenu dur à vivre, et si en rentrant chez eux il n'y avait pas eu leurs propres gosses pour leur sourire et leur prouver que l'insouciance existait encore, ils auraient arrêté.

Ils pensaient qu'avec le temps, la culpabilité disparaîtrait, mais ce n'était pas un sentiment qui s'évanouissait facilement. Au fil du temps et des missions, il s’était renforcé, transformant leurs nuits en cauchemars fantômatiques. Ces remords incessants, qui les poursuivaient sous l’ombre de la lune, provoquaient des insomnies qui les exténuaient.
C'était sans doute à cause de toutes ces horreurs nocturnes qu'à mi-chemin, Dan eut un moment d'hésitation. Le tremblement de canne d’un aveugle qui ne sait plus très bien où avancer.

- Lionel, on n’est peut-être pas obligés de le faire, ce coup-ci, chuchota-t-il en regardant les barrières de l’autoroute se transformer en une bande grise floutée par la vitesse.
- Si, Dan, grogna l’autre, c’est notre boulot. Dors, si tu peux.
- Justement, souffla l’intéressé, je peux pas…

Et il ferma les yeux dans un énième essai.

À son réveil, Dan fut surpris de constater que la fatigue l’avait rattrapé. Il se tourna vers le siège du conducteur en déclarant mollement :

- Désolée mec, j’voulais pas m’endormir, mais…

Il s’arrêta soudainement lorsqu’il comprit qu’il était seul. Seul et complètement perdu. Il se frappa la tête contre la vitre et jura.

- Un café peut-être ?

Lionel lui souriait, tenant dans les mains deux boissons chaudes. Il pointa un gobelet fumant vers des HLM insalubres :

- On va en avoir besoin, je crois.

Son équipier ouvrit la portière en le remerciant. Il porta le café à ses lèvres et la brûlure vive sur sa langue le fit frissonner. Un léger goût amer lui resta en arrière-bouche, comme un signe de plus annonçant la teneur de la journée à suivre. Il soupira.

- C’est ici qu’il habite le môme ?
- Ouais. On comprend pourquoi ils tournent mal. Je suis quasiment sûr que la moitié de ces voitures sont volées, ajouta Lionel en désignant le parking.

Dan leva les yeux au ciel devant le pessimisme – ou le réalisme ? – de son partenaire et alla chercher le mandat de perquisition dans le vide-poche.

- Allez, on y va, j’ai une femme qui m’attend, moi, déclara-t-il avec aplomb.

C’est ainsi qu’ils se retrouvèrent devant l’appartement 126. Les deux hommes frappèrent et s’annoncèrent d’une voix morne. Une adolescente leur ouvrit :

- C’est pour quoi ? demanda-t-elle suspicieusement.

Elle était maigre et une masse de cheveux bruns lui cachait le visage. Sa bouche était fine, délicate, mais les mots qui en sortaient semblaient être crachés comme du venin.

- Police. Est-ce que ton père est là ?
- Non, vous l’avez embarqué l’année dernière.

Lionel se mordit la lèvre. Il comprit soudainement pourquoi la fillette s’était montrée si agressive. Elle connaissait bien l’uniforme, l’arme, le rang. Elle avait eu du temps pour apprendre à les détester. Combien de fois la police allait-elle saccager sa vie ? Il sentit poindre en lui un sentiment qui ne s’était pas souvent éclos dans ce bazar intérieur qui lui servait de cœur. Généralement, il veillait toujours à ce que rien ne vienne troubler son calme. Lorsqu’il sentait venir le danger – une émotion, quelle qu’elle soit –, il l’arrêtait. Se débrouillait pour la faire disparaître et l’oublier avant qu’elle ne saccage tout dans les casiers bien ordonnés de son esprit. Il avait délaissé le rangement du cœur. Ce n’était pas important. C’était superficiel, futile, ça détruisait l’intelligence et la raison de l’homme en le rendant naïf et niais. Mais là, il ne l’avait pas vu arriver, cette soudaine indécision, n’avait pas pressenti la tempête, et ça l’affolait. Il ne devait pas perdre le contrôle de la situation, le contrôle de lui-même. Il ferma les yeux, se reprit, et demanda doucement :

- Et ta maman, elle est où ?
- Ici, répondit une voix derrière la jeune fille.

C’était une femme d’une quarantaine d’années qui semblait déjà vieille. Elle avait les yeux pochés et la peau pâle, mais sa beauté restait indéniable. Ses cheveux blonds cascadaient jusqu’à sa poitrine, et même si elle semblait menue, elle imposait le respect par cette sagesse qu’ont les femmes au fond du regard lorsqu’elles ont déjà trop vécu.

Un instant, Dan perdit contenance. Il ne s’était pas attendu à ça, avait imaginé et retourné la scène dans tous les sens des millions de fois, mais jamais de cette manière. Il s’était figuré qu’il trouverait une vieille bonne femme rude et sèche — qui vivrait aussi mal qu’elle parlerait — et qui leur aurait claqué la porte au nez en ayant de mauvaises raisons de le faire. Mais à présent, devant la réalité, il n’était plus sûr du tout de la manière dont il aurait réagi. Peut-être n’aurait-il même pas été capable de bouger, parce qu’au fond il n’était pas certain qu’il en aurait eu le droit.
Par chance, elle ne leur ferma pas la porte au nez.

- Vous êtes bien Mme. Hedge ?
- Effectivement. Je vous en prie, déclara-t-elle d’un ton ferme, entrez.

Ils s’avancèrent dans un salon modeste, mais bien entretenu. Un canapé, une table, une armoire, un tapis, des rideaux et une vieille télévision. Le strict minimum, mais choisi avec bon goût. Dan détailla chaque fissure dans le mur, chaque moisissure qui s’étalait sur les tapisseries abîmées, chaque signe d’une pauvreté et d’une précarité dont il n’avait jamais pris conscience. Il voulait dire quelque chose. Il devait dire quelque chose. Mais rien de cohérent, rien d’approprié ne lui venait. Peut-être n’y avait-il rien à dire lorsque l’on se trouvait dans une situation pareille ? Peut-être que rien ne pouvait convenir, dans un milieu qui avait oublié les convenances ?

- Heu, je… nous, réussit-il seulement à balbutier.

La mère semblait s’amuser de la situation. Elle en avait vu pas mal des hommes, et pas des plus élégants. Ils pouvaient frapper, crier, injurier, cracher, voler, tuer même, ça ne l’étonnait plus. Mais bégayer devant elle, ça, ça n’arrivait pas souvent. Pas ici.

- Vous ? répéta-t-elle en se retenant de sourire.

Lionel prit la situation en main. Son esprit méthodique reprit le dessus, et il déclara d’un ton solennel :

- Nous sommes venus perquisitionner votre maison. Voici notre mandat.

Il lui tendit le papier officiel. Un instant, le regard de la femme s’assombrit, mais elle releva bien vite la tête en demandant :

- Vous pensez que mon mari mérite un peu plus que ce qu’il n’ait déjà ?
- En vérité, il ne s’agit pas de votre mari, mais de votre fils, Madame. Nous pensons qu’il fait partie d’un réseau de trafic de drogue.

Mme. Hedge soupira et lissa les plis de sa robe. Elle balaya la pièce d’un regard absent, et cria :

- Steven ! Steven, viens là s’il te plait !

Aussitôt, un jeune garçon prépubère sortit d’un couloir sombre. Le regard vif, les cheveux en bataille, il détailla tour à tour sa mère, Lionel, Dan, et enfin sa sœur. Celle-ci le mit dans la confidence avec nonchalance :

- Ils sont venus pour toi. Paraît que tu fais du trafic de drogue, ou un truc du genre.
- Je sais que c’est faux, reprit soudainement sa mère, mais ils ont un mandat…

Steven lui fit un pâle sourire et s’adressa aux deux policiers, l’air agacé :

- Écoutez, depuis que vous avez emmené mon père, c’est moi qui dois veiller sur ma mère et ma sœur. Croyez-moi, j’ai pas le temps de faire tourner des sachets de coke.
- Nous avons récemment arrêté un dealer, et ton nom a été mentionné dans l’interrogatoire. Tu ne vois pas pourquoi ? poursuivit Lionel sans flancher.
- Non, mais ici tout le monde se connaît et se déteste. Surtout depuis que vous avez débarqué chez nous, ça ne force pas l’affection si vous voyez ce que je veux dire.
- Steven ! intervint sa mère avec véhémence, effarée devant l’impertinence de son fils.

Elle fronça les sourcils, mais on voyait bien qu’elle pensait la même chose. Que la présence des policiers commençait à la déranger. Et qu’elle ne s’amusait plus du tout.

Dan, lui, se sentait de plus en plus mal à l'aise. Il ne savait pas où se mettre. Ne se trouvait plus vraiment à sa place, dans cet appartement soudain trop étroit, trop sombre, trop froid. Il avait besoin d’air, d’espace et de repères. Des choses qui le détacheraient de cette réalité sinistre dont il ne voulait pas faire partie, mais à l’intérieur de laquelle il avait néanmoins un rôle à jouer. Comme un acteur de théâtre qui se refuse à réciter son texte. Les didascalies étaient trop violentes, ce n’était pas un personnage pour lui. Le costume était bien trop grand.
Il fixait son partenaire avec appréhension, redoutant ce qui allait arriver. Il ne tenait pas à participer à la scène suivante.

- Je vais devoir vous demander de bien vouloir nous montrer votre chambre, jeune homme, récita Lionel d’une voix égale. On va commencer la fouille par là.
- VOUS N’AVEZ PAS LE DROIT ! hurla Steven, JE N’AI RIEN FAIT, VOUS M’ENTENDEZ ? JE SUIS UN MEC BIEN, MOI ! ajouta-t-il en insistant sur le dernier mot, comme pour souligner sa différence avec les autres jeunes du quartier.

Le pire, pensa Lionel, c’est qu’il avait l’air sincère. Il était propre sur lui, ce gosse, pas de survêtement, pas de médailles, de cagoule ou d’accent suspect qui aurait pu le distinguer des adolescents « normaux ». Il n’aimait pas ce mot d’ailleurs, abhorrait la normalité. Qu’est-ce que c’était, d’ailleurs, la normalité ? Un jean, des tennis, et un Français parfait ? Juste de quoi contenter les plus intolérants des racistes ? Et la diversité alors ? Le mélange des cultures ? Pourquoi cette envie meurtrière d’arracher les couleurs de la Terre ? Il n’était pas normal, lui non plus. Son raisonnement était trop cartésien, sa peau trop ridée, ses cheveux trop blancs, et même son cœur était trop dur ! Où est-ce qu’ils étaient, alors, les gens normaux ? Dans la richesse et le dédain de ceux qui prétendent l’être ? C’en était déstabilisant. Il n’avait pas envie de l’arrêter, ce gamin. D’ailleurs, ce n’était pas dans ses habitudes d’arrêter des innocents tout court, encore moins de cet âge-là. Il ne voulait surtout pas faire partie de ces policiers aux préjugés douteux qui condamnaient sans preuve sous prétexte que la tête du jeune ne leur revenait pas. C’était des privilèges pourris, des cadeaux empoisonnés que vous offraient votre arme et votre plaque. Rien de ce pour quoi il était devenu policier. Et ça ne se trahissait pas, des principes. Lionel avait toujours veillé à les conserver, les faire vieillir avec le temps et l’âge, les prendre tout contre lui dans les moments où sa confiance vacillait, afin qu’ils puissent garder leur importance notoire. C’était des perles rondes et lisses dans la vie d’un Homme, les principes, des billes roulant lentement au tréfonds de l’esprit et offrant des points d’ancrage auxquels s’accrocher. Il ne tenait pas à se trahir. Pas ici, pas maintenant.

- OK, on va s’arranger céda-t-il enfin. Tu me montres ta chambre et on l’inspecte ensemble pendant que mon collègue fait les autres pièces avec ta mère et ta sœur. C’est d’accord ?
- Ouais, marmonna l’adolescent en signe d’acquiescement.

Lui n’était toujours pas satisfait du compromis, mais comprit qu’il n’obtiendrait pas mieux. Après tout, il n’avait rien à cacher. Depuis que son père était en prison, il portait en lui le poids de deux vies supplémentaires. Une sœur et une mère à défendre contre les tortures quotidiennes des violences du quartier. Mais c’était son quartier. Alors, par respect envers cette cité, envers sa famille, envers lui-même surtout, il peinait à dévoiler à ces deux flics les recoins de son intimité. Ca n’avait rien de matériel, mais à l’intérieur de ces tiroirs, de ce lit mal fait, de ce placard à moitié vide, il y avait sa fierté vacillante, son ego d’homme, ses failles, toutes ces entailles déjà bien creusées par la vie qu’il tentait maladroitement de cacher derrière une dureté qui ne lui ressemblait pas. Mais cette faiblesse embarrassante qui le prenait tout entier le soir, ces larmes qu’il n’arrivait pas à faire couler et qui encombraient son cœur d’une mer bien trop salée, ce n’était pas accepté, ici. Il fallait être fort, toujours s’endurcir plus, combler les fissures de l’âme, et garder la tête haute. Levée vers un ciel bleu qui semblait le narguer. Liberté inaccessible.
Alors, il ouvrit la porte en inspirant lentement, et le fit pénétrer à l’intérieur de sa chambre. À l’intérieur de sa vie.

- Bon, déclara Lionel, on commence par le lit. Soulève le matelas.

Steven s’exécuta sans protester. Tandis qu’il le maintenait en l’air, Lionel fouilla minutieusement chaque latte du sommier, tâtant tour à tour la couette puis l’alaise afin d’y déceler quelque forme suspecte. Rien. Les regards des deux hommes se croisèrent, et ils s’adressèrent un signe de tête entendu. L’esquisse d’un sourire se dessina sur le visage du policier qui commençait à croire en la bonne foi du jeune. Et il avait besoin d’y croire. De pouvoir s’accrocher à la perspective d’un monde moins noir, régi par des règles que l’on respecterait. Il ne voulait pas s’abandonner au chaos, car il savait qu’il s’y serait perdu. Sans espoir, on cessait d’avancer et si tu t’arrêtais, tu étais foutu. C’était le principe même de la vie.

- On s’attaque au placard ? interrogea-t-il plus doucement.
- Ici, lui répondit Steven en désignant une porte coulissante derrière la bibliothèque.

Il l’ouvrit de lui-même, puis se recula pour laisser le policier inspecter tranquillement. Ce dernier, attentif, toucha d’abord les parois du meuble pour voir s’il n’avait pas été trafiqué, puis se mit à trier les affaires consciencieusement. Une poignée de minutes s’écoula ainsi sans qu’aucun ne parle, puis Lionel remit de l’ordre dans les vêtements et ferma le placard.

- C’est bon. Je vais vérifier ton parquet à présent, le prévint-il.

Steven, confiant, hocha la tête. Il n’y avait pas de raison que ça se passe mal ne cessait-il de se répéter mentalement, tu n’as jamais touché à ce genre de merde et personne n’est venu ici récemment. Il espérait seulement que les amis de sa sœur n’avaient pas franchi la limite. Une vague d’angoisse le submergea à cette pensée, peu sûr des fréquentations de sa cadette. « Vous ne franchissez pas le seuil de ma porte ! » les avertissait-il sans cesse. Il inspira profondément, crispa la mâchoire, craqua ses doigts, pria un Dieu en lequel il n’avait jamais cru, ne voulut plus rouvrir les yeux. Attendit ainsi face à son obscurité intérieure qui semblait le happer. L’attirer irrésistiblement vers mille et une peurs interdites et secrètes qui noircissaient son cœur. C’était comme un poison qui s’insinuait inexorablement dans ses veines, emplissait ses poumons et finissait par le paralyser. Il sentit une main s’abattre sur son épaule.

- Ça va, gamin ? Tu ne te sens pas bien ?

Il osa ouvrir les paupières et regarder l’homme en face. Il ne vit qu’une inquiétude certaine dans les rides du policier.

- Juste un léger malaise, murmura-t-il.
- Va t’asperger d’eau un peu, t’as vraiment une sale mine. Je vais finir tout seul.

Une fois Steven parti, Lionel se replongea dans sa quête d’illégalité.


Dans le salon, l’ambiance était tout autre. Pas de sourire, pas d’anxiété amicale, pas de confiance mutuelle, juste un froid glacial, un froid polaire, qui régnait sur la pièce telle la menace d’une catastrophe naturelle. Mme Hedge fixait Dan d’un air réprobateur, le regard noir de haine. Elle en avait marre de la police. Elle en avait marre de la violence, des coups, des morts. Elle en avait marre des menottes, des matraques et des sirènes hurlantes. Elle en avait marre de hurler. Elle était atteinte d’une maladie impitoyable, fulgurante, pire que n’importe quelle autre : le mal de vivre. Mais il fallait tenir, se répétait-elle obstinément, tenir en pensant à des jours meilleurs, où deux flics ne seraient pas venus retourner votre appartement en cherchant de la drogue.

Dan s’appliquait à tout inspecter avec minutie, gardant toujours en tête que ce genre de produit était très facile à cacher. Il était en train de fouiller dans les placards de la cuisine lorsqu’il tomba sur une vieille boite de céréales périmées. Il se retourna pour le signaler à son hôte, mais le poids du paquet lui sembla tout à coup suspect. Il plongea sa main à l’intérieur avec appréhension. En ressortit un sachet en plastique transparent rempli de petites barrettes brunes. Dan soupira. C’était donc bien vrai. Ne pouvait-il pas faire comme s’il n’avait rien vu ? Comme si ce morceau de carton ne contenait que des Kellogs vieilles et molles ? Comme si cette famille était normale et unie ?
Il se sentait guidé par des fils invisibles, entraîné telle une marionnette dans un ballet au rythme bien trop rapide. Ses membres dansaient malgré eux, sa tête lui tournait, son corps n’était que chiffons. Il se laissait prendre dans la ronde du monde, à l’intérieur de ses cercles perpétuels qui l’aspiraient et le faisaient tournoyer telle une goutte d’eau dans un siphon. Il ne pouvait pas se débattre. On ne se battait pas contre l’univers.
Mais il était en train de briser les fils, de rompre la magie et d’arrêter la danse. Il s’immisçait peu à peu dans une réalité qui n’était pas la sienne. Lorsqu’il comprit ce qu’il était en train de faire, il voulut se retourner, reposer la boite, fermer le placard, et partir. Partir loin rejoindre sa famille, sa bulle. Son ballet. Mais il était trop tard. Lionel venait de franchir la porte en compagnie de Steven, et tous deux le fixaient, les yeux emplis d’horreur et de peur mélangées. Arrêt sur image. Le silence avant les cris. Le calme avant la tempête.

- NON ! hurla soudainement Lionel. Tu m’avais promis, Steven ! Tu m’avais juré que ce n’était pas toi ! Pourquoi faut-il que tu gâches tout, hein ?
- Mais je n’ai rien fait, je ne l’avais jamais vu ce shit ! Il n’est pas à moi ! Dites-leur, vous, que ce n’est pas moi qui l’ai foutu là ! cria-t-il à l’attention de sa mère et de sa sœur.

Ces dernières restèrent pétrifiées. Mme Hedge avait plaqué sa main devant sa bouche et agitait la tête de gauche à droite frénétiquement. La petite, elle, avait le regard de celle qui venait de prendre conscience d’une atrocité dont elle était en grande partie responsable. Ses yeux s’emplissaient de larmes et elle semblait demander pardon en silence. Malgré tout, aucune ne prit la parole.

Devant l’immobilité et le mutisme de sa famille, Steven se mit à réfléchir à toute vitesse. Des pensées fusèrent dans sa tête, et la raison se confondit avec la folie. Il ne pouvait pas dénoncer les amis de sa sœur, elle serait arrêtée et envoyée dans un endroit dont elle ne ressortirait pas indemne. Il le savait. Mais s’il était lui-même expédié en prison, il ne resterait plus personne pour veiller sur sa famille, ce qui n’était pas envisageable dans une cité pareille. Il n’était pas coupable, mais qui le croirait ? Lorsque tu as seize ans et que tu es issu des « quartiers difficiles », ta parole ne valait pas grand-chose contre les preuves matérielles.
Le choix se fit donc naturellement, sans réflexions superflues, sans morale, sans jugement ni pondération. Il se fit comme une évidence, et c’était sans doute ça le pire. Car Steven s’apprêtait à faire apparaitre un fantôme terrifiant qui allait altérer son existence d’une manière irrémédiable.

Son introspection n’avait pas duré plus de quelques secondes et chacun était encore plongé dans une torpeur et une hébétude consécutives à la révélation. Ils étaient semblables à des statues de cire aux visages figés dans une expression horrifiée.
Steven profita alors de la léthargie générale. Il saisit un couteau sur le plan de travail, rejeta le bras en arrière et lança la lame avec précision sur Lionel. Celui-ci se reprit tout à coup, comme piqué à vif, et se baissa instantanément pour esquiver le coup. Il distingua le bruit du couteau se plantant dans le mur derrière lui, sortit son arme, et tandis que l’adolescent cherchait un nouveau couperet, lui tira dessus. Steven n’entendit pas la décharge retentir.
Dan, par contre, réagit immédiatement. Il s’était attendu à ce scénario, ne voyait d’ailleurs pas d’autre issue à ce cauchemar éveillé. Ils n’auraient jamais dû venir. Ici, ils n’étaient pas à leur place. Ici, ils n’étaient pas dans leur monde. Et ils allaient devoir en payer le prix.
Le policier se jeta entre son partenaire et l’adolescent, s’interposant de son corps entre la balle et sa victime. L’impact fut sourd. Bref. Précis. Dan s’écroula au sol cependant que le sang commençait à se répandre sur son uniforme.

Cris et agitation dans l’appartement.

Chacun tentait de se repasser la scène au ralenti afin d’y trouver un sens. Steven s’agenouilla par terre, la tête entre les mains. Sa sœur hurla, hurla à pleins poumons, hurlait comme si la force de ses plaintes pouvait rendre la vie au corps amorphe du policier. Sa mère saisit le téléphone et composa le dix-huit sans trembler, le regard vide. Lionel, enfin, plaqua ses deux paumes contre la blessure pour tenter d’arrêter l’hémorragie, demanda : « Dan, Dan, tu m’entends ? Reste avec nous mon vieux. On va te sortir de là. Tu vas voir, tout va bien se passer. Tu seras chez toi pour le dîner. Ne t’inquiète pas, mais par pitié, garde les yeux ouverts. Dan ! » C’étaient des mots inutiles. Des mots banals. Des mots qui semblaient sortir tout droit d’un épisode tragique d’une série américaine. Des mots irréels, en somme.
Des mots sans vie.

Dan savait qu’ils n’étaient pas vrais. Que sa conscience vacillait, qu’à l’intérieur tout tremblait, que les recoins de son âme s’assombrissaient peu à peu, l’entraînant dans une pénombre douce et confortable. Il voulait s’y abandonner, ne plus sentir cette douleur lancinante qui lui déchirait le thorax. Il rêvait de partir, de sortir de cette pièce trop sombre et trop étroite. S’envoler ailleurs. Car ce soir, il ne rentrerait pas chez lui. Ses enfants ne lui souriraient pas, et personne ne serait là pour lui prouver que l’insouciance existait encore. Les rideaux tomberaient sur sa vie.

Ce soir, tel un pantin désarticulé, Dan s’arrêterait.

1 commentaires:

Céline a dit…

OH MY GOD !
J'adooooooo[...]ooooore ce texte. Il est génial. J'étais prise dedans tout le long. J'arrivais même pas à me détacher. Je veux même une suite 8D ! Alala, moi qui attendais avec impatience un de tes textes je suis comblé !

Bravo encore !
Bisous <2