09:36

" Puisque déjà me manque l'air. "

" Je préfère pas répondre si j'suis pas sûr de moi..."

Silence.

"Non mais je comprends parfaitement lâcha-t-elle, j'ai juste une pointe de déception qui vient de me passer dans la gorge... "

Silence.

" Ça s'en ira en mangeant... " reprit-elle dans un murmure.

Enfaite, ça ne s'en ira pas du tout. Ni en mangeant, ni en buvant, ni en dansant, ni en vivant. Ça s'entassera avec tous les autres au fond de son estomac, et le temps déposera dessus une légère couche de poussière qui rendra le tout encore plus amer. Mais elle ne dira rien. Enième essais d'amour raté, elle avait prit l'habitude de déglutir lentement. Et en silence.

" Fais pas c'te tête, toi aussi, tu me poses toujours les questions qu'y faut pas... "

Il triturait les cordes de sa guitare, une cigarette fumante au creux des lèvres.
C'est pour ça qu'elle l'avait aimé. Pour son côté Rescapé de la vie, ses transes et ses surplus d'alcool. Pour les notes qui s'échappaient de son instrument dans la semi-obscurité d'un appartement délabré, pour ses doigts qui jouaient si bien, mais qui tremblaient trop.
Pour ses cheveux longs, sa rébellion qui le détruisait, sa haine du monde et des autres.

Mais, surtout, surtout, parce qu'elle ne pourrait jamais l'avoir.

Vivre l'a défoncé plus que ses joints, et rien que le mot "aimer" le faisait vomir. Il l'acceptait parce que ses caresses sont douces, ses baisers passionnés et son regard profond. Il la laissait l'adorer, mourir d'amour pour lui, parce que lui se sentait déjà mort. Et elle le savait. Mais l'odeur du tabac froid l'avait prise toute entière, et elle ne pouvait plus le quitter. C'était trop tard, ou trop tôt, et même si ses questions n'auront jamais de réponses, elle préfèrerait crever plutôt que de laisser à une autre le plaisir de l'entendre jouer pour elle. Rien que pour elle.

" Tommy, tu peux m'faire Tiersen ? "

" Encore ? " soupira-t-il.

Elle se pencha sur lui, colla son front au siens, lui prit sa clope d'un coup de langue, et chuchota à son oreille : " S'il te plait... "

Non, il n'était pas amoureux, mais cette nana avait su se rendre irrésistible. Et ses caprices, ses petites moues désabusées, son regard de gosse, ses dents qui le mordaient, et la façon qu'elle avait de prononcer son nom valait bien qu'il lui la joue, sa comptine d'un autre été. Cent fois, mille fois même, tant pis...

Il réajusta ses cordes, et se mit à gratter les do et les fa qu'elle aimait tant. Il l'avait apprit pour elle, avait écrit l'adaptation du piano à la guitare pour son sourire, pour ses beaux yeux... Et qu'est-ce qu'ils étaient beaux ceux-là. A chaque fois qu'il sortait sa guitare pour lui jouer sa mélodie, c'était sa manière à lui de lui dire qu'il tenait à elle. Un petit peu. Tout au fond. Fallait juste qu'elle enlève l'écaille qui s'était accumulé sur son cœur, et elle verrait peut-être un peu de rouge qui bondirait pour elle. Peut-être.

Ça, elle le savait pas. Elle en espérait pas tant, tout ce qu'elle voulait, c'était pouvoir aspirer sa fumée le matin en se levant, et entendre sa chanson le soir, pour reconsolider tout ce qu'il avait abimé la journée.
Oui, l'écaille était solide, alors elle ne savait pas.

" Tommy ? "

Geste de la tête.

" Tu joues bien tu sais ? "

Demi-sourire au coin du feu. Il était en train d'improviser une suite à son morceau, juste pour la voir se régaler un peu plus longtemps. Elle ne s'en apercevait même pas, c'est vous dire si il était doué...

" Lucie ? "

Clignement d'yeux dans la pénombre, elle s'était relevé.

" Accompagne-moi. "

Elle soupira. Tom jouait, elle, elle chantait. Très peu, et juste pour lui. Il le lui demandait rarement, mais c'était un truc qui ne pouvait pas se refuser. Même si elle pensait qu'elle chantait faux, et même si elle trouvait que c'était gâcher le bruit de la guitare.

" Y'a pas de paroles à cette musique mon Tommy..." essaya-t-elle d'esquiver.

" Tutut. " Il s'arrêta de jouer et se mit à chercher frénétiquement parmi le foutoir qui s'étalait dans la pièce. Il en tira une feuille, et, le temps d'une seconde, son regard s'illumina.

Lucie savait de quoi il s'agissait.

" Fragile... " souffla-t-elle.

" Ouais, cette petite merveille de Sting... "

Un morceau inconnu, une ballade menée par la voix chaude d'un homme qui savait écrire. Tom avait adoré, mais ne se permettait de la reprendre que lorsqu'il se sentait bien. C'est à dire jamais. Cette soirée là n'existait pas. Pas vraiment. C'était juste une trêve, un accord passé avec la vie pour pouvoir respirer.

" Tu te rappelles des paroles ? "

" Je pense, oui... "

Elle alla s'agenouiller à ses pieds, le dos contre ses jambes et la tête tout près de sa guitare. C'est ainsi qu'elle chantait : contre lui. Les premiers accords sonnèrent et elle sentit la musique vibrer en elle.

" If blood will flow when flesh and steel are one
Drying in the colour of the evening sun
Tomorrow's rain will wash the stains away ..."

Sa voix tremblait quelque fois, tout autant que les doigts de Tommy valsant sur ses cordes, mais peu importait la justesse des notes, seul ce mot les frappait à chaque syllabe. Le refrain arrivait, et ils savaient qu’ils le joueraient pour eux-mêmes. Pour leurs désillusions, leurs faux-espoirs, leurs cuites, & le violet de leurs paupières.

" On and on the rain will fall
Like tears from a star like tears from a star
On and on the rain will say
How fragile we are, how fragile we are * "

Oh ça, fragiles, ils l'étaient. Recollés à coup de partitions, de whisky et autres alcool décapant, la douleur embrumée par la fumée des cigarettes, ils s'étaient réparés avec des erreurs. Le temps les avait bouffé ces deux là, et si ils se collaient comme ça, le soir venu, c'était pour arrêter l'hémorragie qui rendait leurs gorgées de vin amères et le brouillard de leurs joins irritant.

La voix de Lucie se laissait porter par le rythme que tapait le pied de tommy sur le sol. Demain, il repartirait donner des concerts dans des salles miteuses et la laisserait là, une semaine, deux peut-être, sans même s'inquiéter qu'elle puisse partir, et qu'à son retour, il retrouve l'appartement vide. Sans même concevoir qu'elle l'abandonne à ses cendriers, parce que c'était inconcevable justement. Après tout, qu'est-ce qu'elle avait d'autres ? Où elle était, sa vie ? D'accord, il lui disait pas qu'il l'aimait, il faisait naitre des millions de silences sous ses doigts, il n'était pas assez présent, il la tuait à petit feu, mais c'était les seules flammes qu'elle connaissait, alors elle ne pouvait pas les quitter.
Elles lui avaient déjà brulé les jambes de toute manière.

Pendant que Tom posait sa guitare pour aller dans le bar chercher de quoi sombrer plus rapidement, Lucie repensait à cette petite question qui avait émietté son cœur un peu plus vite que d'habitude.

Pendant qu'il vidait les fonds de bouteille et fouillait dans les placards en quête d'un reste de paquet pour noircir un peu plus ses poumons avant de dormir, elle se la répétait tout bas, histoire de pouvoir en inventer la réponse.


" Il bat pour quoi, pour qui, ton cœur, Tommy ? "

1 commentaires:

Anonyme a dit…

Je crois que ce texte-ci est mon préféré de tous...
Être abandonné, ignoré par quelqu'un que l'on aime et qui se défonce la santé et la vie, ça fait mal.
Ce texte est vraiment très beau.

Bravo !

Tifa.