03:16

" Il a fait nuit toute la journée. "

Le vernis noir s'écaille sur mes doigts. Par morceaux, il se décolle en laissant apercevoir le rosé de mes ongles. Il ne dure jamais longtemps, à croire que je ne suis pas plus faîte pour l'ombre que pour la lumière. Je triture les dizaines de bracelets qui se sont accumulés à mon poignet. Ma mère a prit l'habitude de les nommer "mes colliers de chiens", et je ne peux pas vraiment lui donner tort. C'était le but, ces bijoux à la mode doberman, qui ne me plaisent pas plus qu'à elle mais qui ont le mérite de décourager les gentilles personnes. J'ai eu beaucoup de mal à tous les renvoyer dans leur camp. Mon espace vital n'appartient qu'à moi, vous comprenez ? Je ne veux pas que quiconque franchisse ce seuil d'intimité. La dernière fois que quelqu'un a dépassé la limite autorisée, il a vécut ma vie, et n'a jamais put en ressortir. Et c'est très dérangeant de savoir qu'un homme, quelque part dans le monde, marche, pense, parle, et rit, avec en lui des morceaux de moi. Il aurait du me les rendre avant de partir. Maintenant, pour éviter que le puzzle ne perde encore de ses pièces, je me contrains dans une boite tellement chère que personne ne peut l'ouvrir.
" Mel', tu pourrais pas foutre autre chose que du noir pour une fois ? "
C''est mon frère. Il ne supporte pas ce qu'il appelle mon côté "gothique". A vrai dire, je ne l'aime pas non plus, mais c'est ce qui maintient ma tranquillité, alors si c'est le prix à payer pour avoir un peu de quiétude, je veux bien.
" Heuu... j'peux mettre du gris si tu préfères !"
J'ironise, et je sais qu'il déteste ça. Il déteste quasiment tout ce que je m'impose d'être. Mon cynisme, mon humour jaune - ou noir -, ma méchanceté gratuite, mon impassibilité, ma froideur, il les hait autant qu'il m'aime. Je refuse de lui témoigner la moindre affection, de peur de m'en attacher plus que ce n'est déjà fait. Il passe son temps à s'occuper de moi, à essayer de me comprendre, à...à recevoir des silences, des vents, des regards, que je lance pour le blesser mais qu'il feint de ne pas sentir.
" T'es vraiment bête Mel'. " me répond-t-il simplement avant de détourner les yeux.
J'aurais envie de lui crier "Non, regarde-moi, je t'en prie, regarde, au fond, je vaux plus que tu ne le crois, regarde..." Mais je ne dis rien. Parce qu'il m'aurait regardé.
" Jérémie... "
Il ne lève pas la tête, se contente d'attendre.
" Jérémie. " répétais-je plus durement.
" Quoi ? " lâche-t-il en gardant les yeux sur son livre.
" Je ne suis pas bête. "
Il rit. Jaune. Dédaigne enfin me fixer, et soupire de lassitude :
" Bien-sûr que non que tu n'es pas bête. Tu es très intelligente, même. Assez pour faire croire que tu es idiote, et assez pour le devenir. "
Je ne réponds rien. Que voulez-vous répondre à ça ? Ce gamin a tout compris. Tout. Même ce que je ne comprends pas moi-même.
En désespoir de cause, je me rabats sur ma stupidité. Ma chère et tendre, celle qui m'a déjà sauvé des dizaines de fois, et abattu le même nombre.
" Qu'est-ce tu penses de mon dernier tatouage ? "
" Ce n'est qu'un dessin, Mel'. Une toile indélébile, comme celle qui t'as emprisonné de l'intérieur. Et comme chaque marque que tu imposes à ta peau, elle est moche. Tu veux t'enlaidir pour être repoussante, mais tu n'emploies pas les bons moyens. "
" Ah ouais, et c'est quoi les bons moyens d'après toi ? " répliquais-je, vexée.
" C'est pas à moi de te le dire, ça. Si t'es assez malheureuse pour vouloir fuir le monde, c'est un psy' qu'il te faut, pas un frère. "
Il semble légèrement exaspéré par mon comportement, aussi, je n'insiste pas. Je n'insiste jamais. Jérémie supporte beaucoup de choses. Les critiques que l'on m'adresse, les commentaires des professeurs, et les doigts pointés sur nous quand on arrive au lycée. Je n'ai jamais essayé de lui en parler. Je devrais m'en excuser pourtant, lui dire que je suis désolée, qu'il n'a pas à subir ça, que tout est de ma faute, et que c'est un frère génial. C'est maintenant ou jamais.
" Jérémie ? "
" Mélodie, arrête. J'en ai marre, là, tu piges ? Tes numéros de nana désespérée fais-les à quelqu'un d'autre, moi, j'ai eu ma dose. T'as besoin de personne pour être triste, tu te les fais couler seule tes larmes, et ça, j'y peux rien. Le masochisme, c'est pas mon truc. Alors le jour où tu voudras te retourner tes bracelets à pics pour te les enfoncer dans les veines, fais-le en silence, et viens pas chialer après que t'as mal, parce qu'un bracelet, ça s'retourne pas tout seul. "
Il s'était levé, et se dirige maintenant vers la porte. J'aimerais le retenir, lui dire que j'ai besoin de lui, mais ce serait faire exploser ma limite de sécurité, et ça, jamais. Ni pour lui, ni pour personne. Autant retourner mes bracelets de suite.

Je m'effondre sur le lit, prête à tout vider. J'ai trop avalé, encaissé, je dois le ressortir maintenant, pour pouvoir continuer à prendre. J'ai besoin d'évacuer tout ce qui moisit à l'intérieur, histoire d'avoir de la place pour les jours à venir. Vous le saviez, vous, qu'un être humain confronté à la solitude trop longtemps devient fou ? Qu'il a besoin de se créer de la compagnie pour garder la raison ? La mienne, ça fait longtemps que je l'ai perdu. Je n'ai ni ballon, ni chien, seul un frère que je repousse constamment. C'est à cause de l'autre. Ce garçon qui est partit. Je crois qu'il a emporté avec lui tout le meilleur, et a laissé le reste. Depuis je me cache, je suppose que j'ai honte d'avoir été assez faible pour me laisser avoir. Je me croyais différente, au-dessus de ça. Au-dessus de l'amour. De cette connerie d'adolescentes naïves qui attendent patiemment le "bon", le "vrai", l'"éternel", le "rare"... Je commence à comprendre pourquoi les garçons refusent les histoires sérieuses. Une capote, c'est moins cher qu'un cheval. Le mien il avait une cabriolet, et c'était presque aussi bien.

Les sanglots me viennent. C'est un truc que j'arriverais jamais à maitriser ça. Les soubresauts de mon corps sous l'assaut de la tristesse. C'est pathétique à voir, une fille qui pleure. Si on devait faire un portrait de moi à la minute où j'écris, il dirait ça : " De longues coulées de rimel s'étalaient sur ses joues, et ses cheveux d'un noir de jais retombaient piteusement sur ses épaules affaissées. Sa bouche se tordait lorsqu'elle gémissait, et ses doigts étalaient son maquillage défait. En plus, son vernis était écaillé. "
Totalement pathétique.

Il faut que je rétablisse la vérité. Je ne peux pas le laisser me cataloguer comme ça. Je suis quoi, moi, pour lui ? Une page de son journal ? Une ligne de plus dans son examen des hommes ? Je veux bien le laisser saisir chaque recoin de ce monde, mais il ne m'aura pas comme ça. Qu'est-ce qu'il y connait à ma vie, au final ? Rien. Tout. Trop.
Je me traine douloureusement jusqu'à sa chambre, et me plante dans l'encadrement de sa porte. Il lève les yeux avec pitié. Mes paupières sont gonflées, mes joues rouges et ma bouche frémissante de colère. Il a la décence de ne pas rire. Son silence me paraît même très sérieux.

" Je me sens vide. Tu vois, quand je me lève le matin, je ne pense à rien. Je suis creuse. J'suis sûre, tu me tapes dessus, ça va raisonner. Et tu sais pourquoi Jérem' ? Parce que j'ai fait la bêtise d'aimer. Inconditionnellement. Un mec qui n'en valait pas la peine. Mais qui m'en a tellement causé... Car de l'aube jusqu'au crépuscule, il me mangeait. Il me curait à la petite cuillère. Tout mon cœur y est passé. Je lui ai offert, et il l'a avalé en souriant. J'étais tombé amoureuse de son sourire, tu piges ? Et pour le voir plus souvent, j'étais prête à lui donner plus. Toujours plus. Puis, un matin, il est partit. Comme tout les autres. Un baiser voler, et l'heure d'après, il ne te reste plus que le souvenir de ses lèvres sur ta peau. Je suis pas différente de toutes ces nanas qui se font avoir. Je me suis éprise d'un homme qui était affamé. Et lorsqu'il s'est sentit rassasié, il m'a laissé. Je n'avais plus rien. Et cette poudre blanche sur ma figure, cette ombre noire sur mes paupières, ces vêtements trop amples, et ces chaussures trop compensées, tout ça, c'est des artifices pour paraitre vivante. Pour être, tout simplement. Pour faire semblant d'exister encore, et d'avoir sous ces couches de maquillages, quelque chose à donner. Ces surplus, c'est tout ce qui me constitue réellement. Tu vois Jérémie, le soir, quand je me démaquille, j'ai l'impression de devenir transparente. Un fantôme. Mon enveloppe est dans l'estomac de ce type. Il a happé mes couleurs, y reste plus que du vide. Voilà, c'est ça, mes contours se sont estompés, et jsuis plus qu'une toile en monochrome... "
Je le défis de rire, à présent. Et sur ce visage mi-enfant mi-homme, sur ces traits trop parfaits, sa gueule de sage enfermé dans un corps trop petit, son regard qui vous traverse, à la mesure de son esprit qui vous emprisonne, oui, sur la figure de ce frère que j'ai toujours empêché de m'approcher, se peint un sourire.


" J'souris parce qu'au milieu de ton monochrome de noir,
y'a du rose, là, sur le bout de tes ongles..."

1 commentaires:

Anonyme a dit…

=) très jolie textes encore ^_^ ouè désolé je me répète -__-' mais j'adore ton écriture =)c'est recherché et ça se lit facilement ^_^ ralala je t'envie ^^