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" Sauve-moi de ta mort. "

Il y a dans nos vies des points d'ancrage et de raison. Ils guident et constituent notre existence, la façonne, et en définissent la direction.

Alors que je me tenais devant lui, dans cette chambre glacée, véritable témoin de la mort, je sus que j'étais en train de vivre un de ces moments.

« Oublie-moi. »

Ses mots avaient claqués secs. Ils étaient d’une froideur & d’un détaché effrayant. Leur impact en fut décuplé, & ils allèrent se planter en pleine poitrine, plus meurtriers qu’une balle. Sous le choc, je reculais.

- Mais Thomas, je… tu es mon frère. Je ne peux pas.

Il me semblait inconcevable que je puisse laver mon esprit, mon âme, & jusqu’à ma chair pour y effacer son empreinte.

- C’est le mieux pour toi, pour moi, pour tout le monde. Si tu ne le fais pas – il s’arrêta un instant, puis repris plus durement – si tu n’es pas capable de faire ça pour moi, alors pars.
- Maintenant ?

Mon cerveau avait du mal à assimiler à mesure que ses mots se faisaient plus destructeurs encore. Je cherchais quelque chose auquel me retenir, de peur de perdre pieds. Jamais je ne pourrais quitter cette chambre, pas dans l’état où il était. Ce cancer avait rendu sa peau presque translucide, ses os saillants, et son crane affreusement lisse. J’avais du mal à le regarder dans les yeux, car j’avais peur que la pitié qu’il lirait dans les miens ne le transperce. Des trous partout, laissant passer la lumière. Un pas de plus dans le tunnel. Le long souterrain de la mort.

Je le regardais s’adosser contre le mur, le regard fiévreux, et j’eus tout d’un coup du mal à respirer. Ses poumons à lui étaient déjà brulés. Consumés. J’aurais aimé lui donné ma santé, cette traitre, qui coulait dans mes veines, me nourrissant tandis que je le voyais partir peu à peu. C’était injuste. Et je ne savais plus vraiment ce qui était le pire. Mourir si jeune ou continuer à vivre lorsque la raison même vous a quittée ?

Je ne pouvais décemment pas le laisser ici. J’aurais bien trop peur que tout ce blanc l’étouffe. Comment faire alors ? Feindre de pouvoir ? D’être suffisamment forte pour l’oublier ? Ça me semblait supportable. Je préférais lui mentir plutôt que de le quitter. C’était bien moins douloureux.

- D’accord Thomas acquiesçais-je du bout des lèvres. Je t’oublierais.

Il me regarda avec suspicion, je tremblais mais ne vacillai pas. A bout de force, il s’allongea sur le lit et s’abandonna à me croire. Que pouvait-il faire d’autre de toute façon ? Il semblait s’en vouloir un peu cependant, car il finit par lâcher :

- Tu sais Laura, c’est pour toi que je dis ça. Tu comprendras un jour. Tu vas apprendre à m’oublier. Tout s’apprend, pas vrai ? Tu ne cessais de me le répéter. Tout s’apprend. Tu apprendras à vivre, tu verras le monde est grand pour ceux qui ont déjà trop vécut. Tu te perdras peut-être au début, mais tu y arriveras. Tu apprendras à aimer mieux que tu ne m’as aimé, crois-moi.

Je sentais les larmes couler le long de mes joues, traçant sur ma peau de longs trais striés de noirs, qui se perdaient dans les commissures de ma bouche. Je les avais tant retint, ces perles salées, qu'à présent qu'elles étaient libérées, elles n'en finissaient plus de tomber.

- Excuse-moi murmura-t-il soudainement.

Je le regardai un instant à travers mes yeux embués de larmes, puis lâchais dans un souffle :

- Pourquoi ?

- Pour tout. reprit-t-il. Pour tout mes silences, mon absence, ce vide qui s’installe en moi et qui te détruit, toi. Pour tout ce que je n’ai pas su te dire, toutes ces mains que j’aurais du prendre et que j’ai laissé pendre le long de ton corps. Pour tout ces regards insatisfaits, toutes ces nuits que tu passes seule dans ces draps froids de solitude. Pour ces larmes que tu me caches mais que je vois quand même. Pour ton courage et toute cette persévérance que tu verses à essayer de me sauver. Pour tout ces faux-espoirs, ces demi-sourires qui t’ont poussé à avancer, toujours plus loin. Toujours plus loin dans ta détresse. Pour l’éclat de ton rire qui trouve encore la force de résonner dans mes sommeils. Pour tout ce temps que tu me consacres sans scier. Pour tout ces remords que tu éprouves, le soir, triste d’avoir encore échouée. Pour tout ce que je n’ai pas su te donner, tout ce que j’aurais du t’offrir pour compenser le manque de temps. Te déplacer des montagnes, te créer des royaumes, t’emmener dans les plus belles salles et t’y faire danser. Tout faire pour effacer ce froid et cette glace. Essayer de la briser. Enfin te serrer contre moi, respirer ton odeur, caresser tes cheveux, et me sentir heureux. Tout ce que cette maladie me refuse, parce que te donner du bonheur avant la mort serait bien trop cruel. Pour tout ce que tu perdures à espérer en silence. Parce que me le demander serait réclamer l’Impossible. Le plus bel Impossible qu’il soit. Le tien. Pour tout. Je suis désolé Laura. Je t'ai trop fait souffrir de mon vivant pour continuer à bousiller ta vie après ma mort. Tu dois m'oublier. Ma culpabilité est déjà bien plus grande que je ne peux le supporter.

S'en était trop. Je chassais une larme d’un revers de main, m’approchai du lit & me plaquait contre son torse. Une dernière fois, je respirais à plein poumon son odeur, mélangée à celle des médicaments.

- Je peux pas, Thomas. Je n'en ai pas la force. Après toi, il n’y aura rien. Cette tumeur me tuera aussi. D’une autre manière, peut-être beaucoup plus lâche, mais elle aura ma peau, cette garce. Je t’aime. Pour toujours & à jamais. Mais je suis incapable de t’oublier.

D’un doigt, je caressais sa joue pâle, puis, je sortis de sa chambre. De sa vie. De ma vie.


***


Thomas est parti. Envolé. Et le printemps revient désormais, mais tout ça n’a plus vraiment de sens. C’est le temps des grandes métamorphoses pourtant. Le temps du nettoyage de printemps, celui qui change tout, balaye poussière & souvenirs, met une couche de vernis neuf pour atténuer l’amertume du vieux. Il faut oublier. Jeter. Tout recommencer. Même moi, d’ailleurs, je devrais enlever cette peau comme un serpent abimé & me parer d’une nouvelle. Mais c’est trop dur.

Je n’ai jamais été une adepte du nettoyage, & de toute manière, je ne suis pas foutue de savoir jeter ce qu’il est préférable de ne pas garder. Tout ce qui fait mal, cette violence à petites doses éparpillées partout entre photos & vieux carnets. Je crois que je m’y attache, et, comme un masochiste réclame sa dose, j’exige mes souvenirs. Je devrais faire table rase pourtant. Depuis qu’il n’est plus là, j’ai l’impression que la mort est omniprésente. Elle guide mes pas, c’est elle qui m’anime. Il n’y a plus de vie nulle part. Tout s’est envolé avec lui. Le bonheur est dans le ciel, parmi les nuages. Je suis entourée de silences, et la nuit, les ombres semblent chuchoter son prénom. Je ne me souviens plus de la dernière fois que j’ai dormit sans rêves. Les cauchemars sont devenus une sorte de rituel nocturne, vaniteux cortège funèbre qui m’emmène dans des contrées sans noms. Là-bas, au royaume des souvenirs, il y a mes regrets qui me poursuivent jusqu’à l’aube, sans relâche. « Si je n’étais pas sortie de cette chambre. » « Si j’avais eu le courage de faire semblant. »

« Si j’avais, en désespoir de cause, au moins attendu une réponse. »

Je pourrais, c’est vrai, faire semblant que rien n’a existé, que je suis heureuse & épanouie, que mon cœur n’est pas en miette, que mes ongles ne sont pas rongés, que mon estomac ne se tort pas à chaque larme que mes yeux déversent. Je pourrais ignorer ces sanglots, ce bazar partout dans l’appartement, ces repas non-finis, cette vie pas commencée. Mais il y aura toujours son odeur, quelque part, parmi ce foutoir, pour me hanter jours et nuits, telle un fantôme menaçant, macabre, revenu d’entre les morts pour m’emmener avec lui. Et si j’échappe à son arôme, si, par miracle, je réussis à m’extraire de son emprise, ne serait-ce qu’une seconde, je sais que ses mots, eux, m’encercleront de partout. Et il n’y aura alors plus qu’un vacarme assourdissant de remords & de cris. Le guet-apens de mes souvenirs.

Alors, voilà, je vis dans une semi-obscurité ambiante, perdue entre passé & présent, en tentant de me défaire de lui, parce que je sais qu’il ne reviendra pas. C’est terminé, maintenant. Il n’y a plus rien à faire, à dire ou à espérer. Thomas est un ange parmi les anges, et tout le monde sait que St Pierre kidnappe les anges en leur promettant des auréoles, et ne les rendent plus jamais. S’en est finit de lui.

L’amour est omniprésent pourtant, il nous étouffe, nous entoure, nous brûle. Et c’est peut-être ça le pire. Qu’au milieu de ce brasier incandescent, il n’y ait pas une seule étincelle pour rallumer la flamme.

Pour rallumer la vie & faire battre le rouge, là-bas, au fin fond de mon cœur.

1 commentaires:

Cawo' (alias K-R0-31 sur skyblog) a dit…

Magnifique. Je ne suis pas déçu, une fois encore de tes textes qui sont encore meilleurs que sur ton blog. J'en ai les larmes aux yeux si tu savais...ton texte est si beau, si bien écrit, si clair et poétique. je te remercie de ce moment que tu arrive à faire partager. Tu dois continuer comme ça, c'est vraiment fort ce que tu fais. Merci encore.Mes larmes ne tombent pas souvent, j'ai vraiment été émue par ton texte.